Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Le nouveau visage de Silhouette

“ Nous avons construit une nouvelle école moderne pour remplacer l’ancienne qu’il a fallu détruire pour bâtir l’hôtel. “

Il est encore trop tôt pour évaluer le changement en cours sur Silhouette, pour en peser les conséquences sur les 130 Silhouettiens de souche et sur la magnifique forêt primaire équatoriale de montagne qui fait la réputation de l’île. Pour juger, il faudra attendre que tous les travaux soient terminés et qu’une certaine quiétude durable retombe sur ce petit monde insulaire. Mais dans le contexte du développement touristique des Seychelles, l’évolution de Silhouette, jusqu’alors peu visitée, était prévisible. De forme ronde, d’un diamètre d’environ cinq kilomètres, Silhouette est la troisième île en surface des Seychelles. Loin d’être perdue dans l’océan, elle n’est située qu’à dix-neuf kilomètres de Mahé où sa silhouette montagneuse sur l’horizon fait partie du spectacle familier de la côte nord-ouest. 

Le changement principal vient de l’ouverture, le 23 décembre 2006, du Labriz, un élégant cinq étoiles étirant le long de la plage principale cent-vingt villas harmonieusement accordées aux tons du sable et de la mer. Doté du confort le plus moderne, l’établissement possède cinq restaurants, un centre écolo-sportif et un séduisant spa niché dans des rochers ombragés. Le Labriz prend rang désormais parmi les palaces des coins de paradis. Mais «  sans le côté guindé que peuvent avoir certains établissements de cette catégorie  » relève avec une certaine justesse Christophe, un jeune Français membre de l’équipe d’encadrement. 

Les deux années du chantier, avec ses mille ouvriers à l’œuvre, resteront longtemps dans les mémoires des habitants du cru. Quelques échos de marteaux et de scies à bois résonnent toujours à La Passe, le village où se situent les deux jetées d’accostage des bateaux - dont l’une, construite récemment, est réservée aux navettes assurant le transport des clients de l’hôtel à partir de Victoria. La Grande Case (Grann Caz en créole) est en cours de restauration. Des menuisiers indiens et sri-lankais s’affairent pour redonner une nouvelle splendeur à cette belle maison de bois dressée face à la mer, devant les jetées. Il s’agit de l’ancienne demeure historique des Dauban, famille qui fut propriétaire de l’île pendant cent ans. Elle va devenir un restaurant gastronomique, le sixième de l’hôtel, doublé d’une galerie d’artisanat d’art. 

Et ce n’est pas fini. Un second établissement doit voir le jour dans le cadre enchanteur de Grande Barbe, sur la côte opposée. Pour réaliser cet hôtel, une route bétonnée sera construite à travers la montagne. Idée à peine imaginable jusqu’alors. En partie abandonné, le site de Grande Barbe ne compte que six habitants, il faut trois heures de marche pour l’atteindre par le chemin de montagne qu’élargira la nouvelle voie. D’abord empruntée par les camions, elle servira ensuite à l’acheminement des clients de l’établissement, dont on sait qu’il sera fait de tentes et enfoui dans les arbres dans l’esprit des “ écolodges ” d’Afrique australe. 

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Sur la terrasse du vaste bar de l’hôtel Labriz, Jacques Medhat, son directeur, se souvient : «  J’avais réuni mes cadres ici même pour chercher le nom de l’hôtel. Il n’y avait encore rien de construit. Quelqu’un a fait remarquer la brise qui venait de la mer… La brise : à ce mot, nous nous sommes tous regardés, c’était ça ! Un mot compréhensible en français, en anglais et en créole. Nous avons pris l’orthographe créole. » 

Le Labriz est le premier investissement à l’étranger de l’opérateur maldivien Universal, créateur de huit établissements du même genre aux îles Maldives. « Nous cherchions aux Seychelles une île ayant une personnalité particulière. Nous avons choisi Silhouette parce qu’elle est différente à l’intérieur même des Seychelles. La nature y est intacte et des Seychellois y vivent avec leur culture. Silhouette est unique. » 

Jacques Medhat reconnaît l’importance du changement occasionné par l’hôtel, mais il demande qu’on en évalue tous les aspects. «  Nous n’employons pour l’instant aucun habitant, car aucun n’est préparé au service à la clientèle. Mais nous avons investi 1,2 million de dollars dans le village. Nous avons construit une nouvelle école moderne pour remplacer l’ancienne qu’il a fallu détruire pour bâtir l’hôtel. Nous avons construit les appartements de six professeurs et, pour les habitants, des habitations neuves qui ont remplacé d’anciennes maisons en bois devenues vétustes. Nous voulions faire quelque chose pour les gens. Quelque part, il est vrai que nous prenons leur île, mais nous les aidons en contrepartie à améliorer leurs conditions de vie.  »

Nouveau régisseur (island manager) de Silhouette, Kenneth Pointe dresse un tableau plutôt équilibré de la situation. Il cite en plus la construction d’un nouveau centre de santé, le recours au médecin de l’hôtel si nécessaire, l’accès libre et gratuit des Silhouettiens aux navettes de l’hôtel pour rejoindre Mahé, le réseau d’assainissement et l’alimentation en eau potable du village (avant, chacun recueillait l’eau de la montagne), l’arrivée de la télévision et du téléphone portable. «  Certes, dit-il, l’hôtel génère de nouveaux problèmes liés au quadruplement de la population de l’île avec les clients et les 250 membres du personnel, en particulier celui de l’élimination des déchets ménagers. Et les Silhouettiens se sentent minoritaires chez eux, ils n’ont plus la même liberté de mouvement : les deux chemins du village butent désormais sur les postes de contrôle des entrées de l’hôtel. Mais je pense que le véritable objectif pour nous maintenant, c’est de trouver le moyen de profiter du tourisme. » 

Boutiquier de La Passe depuis cinq ans, originaire de Mahé, Kenneth Pointe a pris ces nouvelles fonctions en décembre. « Je tiens toujours la boutique » précise-t-il. Silhouette appartient à une société d’Etat, l’Island Developpment Company, qui voit dans le tourisme une perspective de développement et d’emploi insulaires. Comme Kenneth Pointe, trente-et-un Silhouettiens sont salariés de la compagnie, ce qui représente, en nombre de familles, la grande majorité de la population. « Nous sommes chargés d’entretenir et d’embellir l’île, explique-t-il. Tous les matins, les femmes balaient le village. Les hommes s’occupent des chemins. Actuellement, ils nettoient également le plateau de Grande Barbe où sera construit le second hôtel. Nous avons deux projets en lien avec le tourisme. Le premier pour rendre La Passe plus attrayant ; revenez dans un an, vous ne reconnaîtrez plus rien  ! Le second projet, c’est de participer à l’animation de l’hôtel, en mettant en valeur notre culture créole : les danses traditionnelles, les recettes de cuisine… Je suis certain que les personnes âgées ont des choses à transmettre. Cela dépend de nous. » Lieu de concertation où tout le petit monde insulaire est représenté, y compris l’hôtel, le conseil consultatif de Silhouette devrait permettre d’avancer sur ce point. 

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Silhouette est réputée avoir été la première île atteinte par des hommes aux Seychelles. Par les Européens en tout cas. Pourtant des restes de tombes que l’on disait d’origine arabe furent longtemps visibles sur le rivage de l’anse Lascars. Elles ont été emportées par la mer. La version prévalant de nos jours les date du début du dix-neuvième siècle. 

Silhouette fut peu exploitée à cause de son terrain montagneux et de la barrière de corail qui en rend l’accès difficile. On sait peu de chose des débuts de sa colonisation.  Etienne de Silhouette, qui baptise l’île, était un contrôleur des finances de Louis XV. Le nom de la pointe Maccabhée, au nord de Silhouette, évoque le sort de Domingue, un esclave qui fut martyrisé à mort par son maître français. Un corsaire malouin, Jean-François Hodoul, dont c’était le repaire, en fit son domaine après avoir abandonné la course dans les premières années de 1800.

La famille Dauban acquiert Silhouette en 1860. Elle la conserve pendant un siècle, dégageant la forêt du plateau, faisant construire le village pour ses ouvriers, pavant le chemin principal, ouvrant des sentiers de montagne, plantant des cocotiers, des fruits à pain, des canneliers, etc. Catherine et Auguste Dauban reposent dans un curieux mausolée blanc aujourd’hui à l’abandon. Ce mausolée est inspiré de l’église de la Madeleine à Paris. À son fronton figure un vers de Lamartine. Pour des raisons ignorées, ses colonnes sont réputées être en marbre (ce que confirme une plaque placée devant l’édifice), alors qu’elles sont en fer ! Leur fils, Henri Dauban, fut un sportif de haut niveau. Lanceur de javelot, il participa aux Jeux olympiques de 1924. Il vendit l’île en 1960 à un groupe français qui la cédera au gouvernement seychellois en 1983. Les Dauban ont laissé leur nom au plus haut sommet de Silhouette (740 m).

La montagne et sa jungle n’ont rien perdu de leur majesté. L’immobilité de la nature dégage une impression d’éternité. Seul mouvement perceptible, sur le moutonnement des frondaisons qui remonte jusqu’aux sommets plane le ballet des chauve-souris et des oiseaux. La crête montagneuse découpe sur le ciel une dentelle d’arbres qui paraissent immenses vus d’en bas. Quelques sentiers s’enfoncent dans la jungle humide et sombre. Ce monde vert est resté, pour l’essentiel, tel qu’il a toujours été. 

Sans doute l’aménagement touristique lui enlève une bonne part de son apparence virginale. Mais il faut se rappeler que Silhouette a déjà connu des périodes d’activité soutenue : les Dauban employèrent jusqu’à un millier d’ouvriers agricoles. L’île est le vestige d’un volcan qui s’élevait à trois milles mètres d’altitude. Sa composition géologique est différente de celles des autres îles granitiques des Seychelles du fait de sa “ jeunesse ” : 63 millions d’années contre 755 millions d’années pour Mahé et Praslin. Il en résulte une biodiversité préservée qui fait aujourd’hui la renommée de l’île et sur laquelle est chargé de veiller un naturaliste passionné et passionnant, Ron Gerlach.

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« Le relief escarpé et la faible activité humaine explique la présence d’une exceptionnelle faune et flore, précise celui-ci. Silhouette est d’ailleurs considérée comme un des lieux de l’océan Indien où la biodiversité est la plus importante. Cependant, la plupart des animaux et des végétaux sont de petites tailles, discrets, et difficiles à observer et à localiser sans l’aide d’un guide. » Une exception de taille toutefois : deux espèces de tortues géantes (Dipsochelys Dololissa et Dipsochelys Arnoldi) que Ron Gerlach est en train de sauvegarder sur Silhouette.

« Je suis ingénieur de profession, artiste par goût et naturaliste par passion » déclare-t-il en transportant vers la mer un seau de plastique où s’agitent une douzaine de petites tortues. « Ce sont des green tortoise. Elles sont nées dans la nuit, je les ai trouvées dans le lagon d’eau douce qui se trouve derrière l’hôtel. Les bébés tortues sont attirés par les lumières de l’hôtel. Désorientées, au lieu d’aller vers la mer, elles vont vers l’hôtel et risquent de se noyer dans l’eau douce. » Ce problème écologique se pose presque quotidiennement et, chaque matin, le personnel de l’hôtel est mis à contribution pour repérer et récupérer à l’épuisette les bébés tortues égarés sur la pièce d’eau de l’établissement. 

Pour autant, les relations de Ron Gerlach avec l’hôtel sont cordiales. Cet amoureux de la nature est toujours prêt à faire partager sa connaissance des lieux avec les clients qui le souhaitent. Il a constitué, avec son épouse Gill et son fils Justin, un centre d’information écologique, modeste en apparence, mais remarquable en termes d’informations disponibles sur les espèces végétales et animales endémiques de Silhouette, qui sont nombreuses. Fondateur de l’association The Nature Protection Trust of Seychelles, Ron Gerlach est en particulier à l’origine du projet de réintroduction des deux espèces de tortues géantes que l’on croyait disparues. Cet élevage de tortues fait aussi l’attraction de Silhouette. 

Spécialisé dans le traitement des déchets et l’assainissement, Ron Gerlach a débarqué aux Seychelles en provenance de son Angleterre natale, il y a trente-sept ans. Il vit sa retraite à Silhouette où, depuis dix ans, il se consacre à la connaissance et à la protection de la nature. Devenu un zoologiste de renom (il enseigne à l’université de Cambridge), son fils Justin le soutient dans cette entreprise et lui apporte une caution scientifique. « Je lui ai transmis ma passion et, en retour, il m’a donné l’occasion d’approfondir mes connaissances. »

La redécouverte des deux espèces de tortues géantes est intervenue lors d’un inventaire général des tortues présentes dans les hôtels seychellois. Sur cinq cents tortues examinées, douze se sont révélées différentes, notamment par la forme de leur carapace, des tortues géantes d’Aldabra, espèce emblématique des Seychelles, Cinq de ces tortues ont été relâchées à Silhouette en décembre 2006. Ce fut, avec l’ouverture de l’hôtel, l’autre événement du mois.

La nature de Silhouette recèle aussi des trésors en mer. Son lagon et ses environs ont été déclarés parc marin national en 1987. Quoique moins abondantes en vie marine que celles d’autres îles, les eaux de Silhouette n’en sont pas moins remarquables. Elles sont en particulier fréquentées par un animal imposant et magnifique : le requin baleine, œuvre d’art vivante avec sa couleur d’un bleu profond strié de blanc. « C’est le plus grand des poissons. Il mesure douze à dix-huit mètres de long, explique Dirk, le responsable du centre de découverte écologique de l’hôtel Labriz. Il est très impressionnant mais inoffensif, il se nourrit uniquement de plancton, de krills et de petits poissons. On peut l’approcher. J’ai croisé un jour dans les environs une troupe d’une trentaine de requins baleines. Ils venaient se frotter contre la coque du bateau ! » Silhouette n’a pas fini d’éblouir ses visiteurs.


L’hôtel Labriz est passé dans le giron du groupe Hilton en 2011.

• Le projet de second établissement sur le site de Grande Barbe a été abandonné.

 

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