Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Sueurs froides sous la véranda

L’idée de pigeonner les coloniaux s’est répandue dans Paris comme une traînée de poudre.

Paris, décembre 1931. Il pleut sur les restes de l’Exposition coloniale. Une partie des édifices a commencé d’être démolie. Des rafales de pluie froide font trembler les vitres et crépitent sur le toit de bois du pavillon réunionnais. Le commissaire de la Réunion à l’exposition, Frédéric Estebe, un ancien gouverneur de l’île, est à l’intérieur de la reproduction de la Villa du Chaudron (domaine disparu de nos jours pour faire place au quartier du même nom), éclairée dans la noirceur de l’après-midi comme en pleine nuit. Par une fenêtre, il regarde au-dehors l’assemblage de minarets, pagodes et palais tropicaux de toutes sortes sombrer dans le plomb de l’hiver parisien. Le commissaire Estebe songe aux notes réclamées par le commissariat général pour la rédaction du rapport final de l’Exposition.

Il écrira que le pavillon de la Réunion « avait un caractère particulièrement classique ». « Précédé d’un vaste bassin, entouré de jardins avec pergolas, il comprenait essentiellement une véranda ou varangue à colonnes et, autour du patio intérieur, des galeries comprenant les divers stands exposant les productions essentielles de la Colonie : rhums, vanilles, sucres, broderies, etc. » Il précisera : « Dans le fond, formant hémicycle, un salon-musée groupait les œuvres d’art, les documents historiques et littéraires, évoquant les illustrations si nombreuses qui sont nées à la Réunion. »

Ouverte en juin, « L’Exposition coloniale internationale et des pays d’outre-mer » a fermé ses portes le 15 novembre 1931. Tout l’été, elle a connu une affluence soutenue alimentée par la gloriole nationaliste, les rêves d’aventure et le besoin de parcours des promenades du dimanche. C’est l’attraction à la mode. On s’étonne à tous les coins de rues. Les enfants n’en croient pas leurs yeux. L’empire français est merveilleux et paraît baigner dans le bonheur. 

Le 25 novembre, le commissaire Estebe envoie un câble à Saint-Denis de la Réunion au gouverneur Repiquet : « Pour sa part, malgré les quelques retards et contretemps du début, la Colonie de la Réunion y a occupé un rang fort honorable que, aujourd’hui, bien peu oseraient contester. La Colonie peut donc être satisfaite […] que, grâce à l’effort de tous, […] les sacrifices consentis ne l’aient pas été en vain. » 

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Par « sacrifices », Estebe veut parler d’argent. Car pour financer son idée, le gouvernement de Paris a la délicatesse de tout faire payer par ses colonies. « Branchement sur les canalisations de l’exposition (eau, gaz, électricité). Ornementation. Abonnement forfaitaire pour contribution aux dépenses générales de sécurité, service médical, etc. Assurance des bâtiments et mobiliers et assurance du personnel envoyé. Construction du pavillon et, après la clôture, frais de remise en son état primitif du terrain. » Au centre du dispositif d’organisation, le commissariat général de l’Exposition coloniale est présidé par le vieux et tenace Maréchal Lyautey. Autour, les colonies ont chacune un commissariat, installé à Paris, en liaison directe avec leurs gouverneurs respectifs. Les rémunérations du commissaire et d’un adjoint sont à leur charge.

C’était mal connaître les notables réunionnais, ou les avoir oubliés, que de prendre leur assemblée, le conseil général, pour une machine à sous (le premier modèle est à l’essai à Chicago). Dans son premier câble au gouverneur Repiquet, à la mi-27, Estebe avertit de sa désignation à la fonction de commissaire de la Réunion. Avec une certaine candeur, il en profite pour suggérer d’emblée une référence à sa future rémunération, celle des commissaires des colonies d’Indochine et d’Afrique déjà en place : deux mille francs d’appointements et cinq cents francs de frais par mois. La proposition est à transmettre au conseil général.

À Paris, dans les couloirs bourdonnant de rumeurs du ministère des Colonies, la course aux pistons a commencé. Originaire de la Réunion, Marc Auber, administrateur adjoint de première classe, obtient celui du ministre pour rafler une place de commissaire adjoint. À son actif, il a d’avoir débroussaillé le dossier réunionnais en attendant la nomination du commissaire. Pour lui, Estebe demande neuf mille cinq cents francs supplémentaires par un nouveau câble.

En affectant péniblement cinq mille francs à ce budget en 1928, les conseillers généraux ramènent en baillant tout ce beau monde à leur latitude. Le gouverneur Repiquet a beau faire. La Réunion est une colonie autonome, les notables peuvent jouer les pots de fer si ça leur chante. Ils ne voient pas en particulier l’utilité d’un commissaire adjoint. Pas de crédit donc pour Auber. Celui-ci, auquel on a dû dire de patienter, s’accroche. D’une écriture ramassée et nerveuse, à peine lisible, ses lettres s’entassent, au fil des mois, sur le bureau du gouverneur Repiquet.

Le bénévolat d’Auber va durer huit mois. Un matin, il découvre la réponse du maréchal Lyautey auquel il est allé soumettre sa requête. Il lit, les traits crispés, le verdict tout de mépris et d’ironie déguisée du vieux stratège, agacé par ce moustique qui a fini par fatiguer tout le monde. « Je suis heureux à cette occasion de vous remercier des services que vous avez rendus à l’exposition pendant huit mois jusqu’à la prise du commissariat par le gouverneur Estebe », lui assène au final le grand ordonnateur de l’Exposition coloniale. Plus un mot sur Auber par la suite.

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L’épisode illustre assez bien l’ambiance qui se fait jour dans la préparation de l’exposition. L’idée de pigeonner les coloniaux s’est répandue dans Paris comme une traînée de poudre. Les prix des matériaux et des travaux de construction s’envolent. Prévue initialement en 1929, l’exposition a été repoussée en 1931. En janvier 1929, le commissaire Estebe anticipe une hausse des coûts de vingt-cinq pour cent avant la fin de l’année, alors qu’il reste au moins un an à la spéculation pour sévir avant le début des travaux. Alors que le conseil général de la Réunion continue de s’inspirer du caméléon face aux chiffres et que la commission locale, censée mettre sur pied le pavillon réunionnais, ne fait rien.

En juillet 1929, Estebe s’inquiète. Dans une lettre à Repiquet qui se repose dans l’Ariège, il évoque les « difficultés ou résistances locales ». « Il semble que cette commission s’est peu préoccupée jusqu’à présent de la partie essentielle de sa tâche : étudier la préparation, rechercher des suggestions, recruter des exposants. Il y a ainsi beaucoup de temps perdu là-bas. Et des questions essentielles ou préliminaires posées depuis ma lettre du 2 janvier n’ont pas retenu son attention. » 

Pendant ce temps, le conseil général essaie plusieurs pistes pour débourser le moins possible, comme d’inclure la Réunion dans le palais de Madagascar ou s’associer à d’autres colonies, n’importe lesquelles. Dans un éclair, il imagine même de faire appel au fonds des réparations allemandes de la Première Guerre mondiale pour financer le pavillon ! Tout échoue. Mais quand le gouverneur Repiquet l’apprend, il saute sur le télégraphe pour secouer son adjoint Fabre, qui supporte l’intérim dans l’ancien siège de la Compagnie des Indes. La Réunion doit avoir un « pavillon autonome » ! « Insister auprès conseil général pour vote crédit cinq cent mille francs à cette fin et trois cent mille francs pour le reste. »

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Les élus ajustent leurs lorgnons pour examiner le devis du pavillon. Le journal La Paix vient d’annoncer que la commission locale n’envisageait pas de dépasser six cent mille francs pour l’ensemble. « Ce serait tout juste suffisant en temps ordinaire pour une exposition un peu étriquée, mais ce sera insuffisant surtout avec les élévations du prix des matières premières et de la main d’œuvre », se lamente Estebe. 

En juin 1930, alors que les travaux n’ont pas commencé, il prévient : « Le gros œuvre doit être terminé au 1er décembre. Il y a lieu de se préoccuper d’inscrire au budget du commissariat des crédits suffisants pour faire face aux besoins financiers. » « Il sera bon de préparer nos conseillers généraux à l’augmentation sérieuse (un tiers sans doute c’est-à-dire 900 000 au lieu de 600 000) des crédits qu’absorbera l’exposition », ajoute-t-il. 

« Les petites colonies se défendent contre la tendance du commissariat général à voir grand et à vouloir les choses les plus nouvelles, les plus merveilleuses », constate-t-il une autre fois. Son fond de compréhension paraît teinté d’amertume. Découvrant un appareil de « publicité animée », il a demandé son prix : vingt mille francs. « Ce n’est pas pour moi que ces marrons cuisent comme dit la chanson. »

C’est à tout cela que pense le commissaire Estebe, dans le pavillon vide, en regardant la pluie battre les carreaux. Tous les objets prêtés ont été rendus à leurs propriétaires. Les alcools sont entre les mains de « personnes nous ayant témoigné un intérêt particulier et pouvant contribuer à la réputation de nos rhums et liqueurs ». La vingtaine de fougères arborescentes, les fanjans, en pot qui décoraient le pavillon, ont été données. Le musée de Nogent en a reçu six. Appelés à la rescousse quand l’opération réunionnaise commençait sérieusement à patiner, les chantres du colonialisme à la française, natifs de la Réunion, Marius et Ary Leblond aussi se sont servis : ils en ont pris quatre. Ardoise finale de l’exposition : un million de francs.




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