Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Les beautés du lagon

Longue au plus ici d’une cinquantaine de pas et large d’un dizaine, l’apparition blanche est entourée d’une eau turquoise presque trop chaude.

Six heure trente, devant la falaise séparant les deux plages de Moya, sur la face océane de Petite-Terre. Le soleil matinal répand son or sur la mer. Dans le flamboiement des flots, les dos et les ailerons d’une troupe de dauphins ondulent à contre-jour. Leurs silhouettes noires vont à l’unisson, soulevant un bouillonnement d’écume. Guide marin, fondateur de l’agence Sea Blue Safari, Nils Bertrand coupe le moteur de son canot. Il reste à distance. Son regard aiguisé les a aperçus quelques minutes auparavant, puis les a suivis aux jumelles, pour estimer l’angle de la “ rencontre ”. 

Il rallume ses moteurs pour suivre le banc à petite vitesse. Il les rejoint lentement, par l’arrière, de côté, dans le respect des règles d’approche et d’observation préconisées par l’association Megaptera à laquelle il appartient. « Avec les mammifères marins, il s’agit d’une rencontre. Les humains et les animaux font chacun une partie du chemin » explique Nils. « Ce sont des longs becs, Stenella longirostis, poursuit-il après un temps de réflexion. Des jeunes. Ils ont chassé pendant la nuit. Là, ils sont au repos, ils sont disponibles. Mais pour qu’ils viennent, une relation de confiance doit d’abord s’établir entre nous. » 

Se détachant du groupe, quelques dauphins s’approchent effectivement en premier et entourent le canot. L’un d’eux saute hors de l’eau pour nous voir. Puis ils s’éloignent. Mais c’est pour mieux revenir en nombre quelques instants plus tard… Nils l’avait prédit : les jeunes dauphins, curieux et joueurs, font la dernière partie du chemin. Les voilà s’amusant devant l’étrave du canot qui continue de progresser à petite vitesse. Ils glissent, formes grises, dans le bleu transparent de l’eau qui fait loupe. Le soleil fait reluire leurs corps. A intervalles réguliers, ils percent les flots pour respirer. L’un d’eux est au bord du canot, à portée de main. « Ne le touchez pas, prévient Nils. Même dans une mise à l’eau au milieu des dauphins, il ne faut jamais essayer de les toucher. C’est une autre règle d’observation et une question de prudence. L’animal peut vouloir se dégager par un mouvement dangereux. »

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Voilà comment peut commencer une journée ensoleillée sur le lagon de Mayotte, lorsque la météo s’annonce favorable et qu’on est en compagnie d’un guide expérimenté. Cependant, les choses sont moins faciles qu’il n’y paraît. Le rendez-vous avec les mammifères marins est loin d’être assuré quotidiennement. Ce sont les animaux qui décident ou non du spectacle. En outre, la plaisance se développant, ils sont toujours plus sollicités. Des plaisanciers ignorent les règles d’observation, ils s’amusent à les poursuivre sans percevoir où cesse le jeu et où commence la traque. 

« Les dauphins deviennent plus méfiants » juge Nils qui a choisi une voie radicalement inverse. A Mayotte depuis 1998 après avoir fait une longue étape à La Réunion, Nils Bertrand avait pratiqué tous les sports nautiques, sur et sous l’eau, avant de découvrir le lagon mahorais. Il s’est passionné en particulier pour les cétacés dont il est devenu, en quelque sorte, un familier. Conscient de la fragilité des milieux marins, il fut le premier localement à pratiquer l’éco-tourisme sur le lagon en intégrant une valeur pédagogique à sa prestation.

Tout commence au siège de l’agence, avant le départ en mer, par un topo sur le lagon et sur les mammifères marins, illustrations à l’appui. Installé sur les hauteurs de Mamoudzou, le local de Nils est aménagé en un petit centre d’informations océanographiques. On contemple un panneau explicatif sur les différentes espèces. On s’attarde devant des os de baleines reconstituant une partie d’un squelette sur un support métallique. Ce sont les restes d’une baleine morte échouée au pied de la falaise de Petite-Terre. Nils diffuse aussi la brochure de l’association Megaptera sur les règles d’observation des mammifères marins. 

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Le lagon de Mayotte est l’un des plus grands et des plus beaux du monde. Il s’étend sur plus de mille cinq cents kilomètres carrés. Sa largeur varie de trois à quinze kilomètres et sa profondeur atteint quatre-vingt dix mètres. Malgré les dommages que lui a causés le courant chaud El Nino, sa barrière corallienne reste riche en faune et en flore. Observée du ciel, elle révèle l’ancienne dimension des terres émergées de Mayotte, il y a vingt mille ans (ainsi la passe en “ S “, spot prisé de plongée sous-marine, est-il dans le prolongement de l’actuelle rivière Kwalé). Le niveau de l’eau s’est élevé avec le réchauffement climatique. Le développement corallien a suivi, aboutissant à la création de deux récifs, l’un en bordure de la côte et le second épousant l’ancien tracé de l’île et séparant à présent le lagon de l’océan. 

Plusieurs espèces de mammifères marins ont fait du lagon et de ses environs leur habitat. D’une longueur de douze à dix-huit mètres, pesant jusqu’à quarante tonnes, la baleine à bosse se repère de loin à son souffle vertical. Migrant vers les eaux chaudes à l’arrivée de l’hiver austral pour mettre bas, elle fait du lagon le berceau de son baleineau. Ces baleines traînent parfois derrière elles des cachalots, leur prédateur. Six espèces de dauphins vivent autour de l’île. Le grand dauphin ou tursiops, qui mesure quelque deux mètres et demi de long, apprécie de jouer de vitesse avec les bateaux et autorise les mises à l’eau avec certaines précautions. Le dauphin à bosse est plus timide. A l’extérieur immédiat du lagon croisent les dauphins à long bec et le dauphin noir d’Electre ou péponocéphale, long de deux à trois mètres. Le dauphin de Fraser (Langenodelphis hosei), au flanc blanc rayé de noir, et le dauphin tacheté (Stenella attenuata) complètent la famille. 

« Je me souviens d’un groupe de huit baleines allant par binômes, une mère et son petit, dit Nils. Un peu plus loin, il y avait un banc d’une cinquantaine de grands dauphins péponocéphales et un autre banc d’une trentaine de dauphins de Fraser. Ça bouillonnait partout ! Tout le monde était là, ensemble. Nous sommes restés deux heures à les observer ! »

En plus des cétacés, le lagon de Mayotte abrite encore quelques spécimens d’un des mammifères marins les plus rares de la planète : le dugong ou vache de mer. Mais pour combien de temps ? Bien qu’ultra-protégé en théorie, cet animal imposant (deux à trois mètres de long pour plusieurs centaines de kilos) a presque disparu, victime de la chasse. Sa viande est consommée. Il est inutile d’espérer en apercevoir un.

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Nils propose de mettre cap au Nord vers la tête de l’île hippocampe. Tout autour de Mayotte, des courbes de sable doré se lovent au creux de criques, au pied de promontoires, à l’écart des villages ponctuant la côte. Le lagon et son rivage recèlent quantité de plages désertes, de tombants forestiers pied dans l’eau, d’îlots dispersés çà et là, auxquels on n’accède que par bateau ou dont l’harmonie n’apparaît pleinement que vue de la mer. En face du port de Longoni, porte maritime de Mayotte, une petite île rocheuse allongée supporte un phare qui lui donne un air de sous-marin en surface. L’île Blanche baigne dans une eau transparente. Une colonie de sternes blancs, nuée d’ailes battantes, offre le spectacle de son envol. 

Quelques minutes plus tard, dans un des fonds reculés de la baie, le canot pénètre à l’intérieur d’une mangrove, profitant de la marée encore haute. On y circule au ralenti au milieu des palétuviers, comme sur un rio de l’Amazonie, en suivant les méandres d’une eau ocre rayée d’ombres. Elle nous dévoile les étrangetés de ce milieu, pièce essentielle de l’écosystème du lagon. « La mangrove est le poumon du lagon, explique Nils après avoir coupé le moteur. Elle filtre la terre érodée par les eaux de pluie qui, sinon, finiraient dans le lagon et étoufferaient le corail. La mangrove est aussi la pouponnière des poissons. C’est ce qui attire les oiseaux. » Chaleur, silence, micassures des lumières de l’eau sur les racines et les branches des palétuviers. Un martin-pêcheur, plumage bleu luisant au soleil, a le regard fixé sur l’eau. Un couple de pigeons des Comores roucoule sur un arbuste. On se prend à la douce torpeur de cette attente perpétuelle de la nature…

Sur l’autre flanc de la vaste baie de Longoni, l’îlot M’Tongoma est une petite butte verdoyante, siège d’un autre phare d’approche. Du sommet de la colline, on comprend grâce à la limpidité de l’eau comment s’organise la ceinture corallienne autour de l’île. Une entrée en matière avant de voir cette couronne de plus près, au masque et au tuba. Dans le bleu uni, des poissons multicolores se promènent au-dessus et entre des massifs de coraux aux formes et aux coloris tout aussi variés. 

Toujours vers le nord, après avoir contourner l’îlot Handréma, du nom du village qui lui fait face, on passe devant les arcs de sable de la pointe nord de Mayotte, protégés du vent, difficiles d’accès par voie de terre. C’est encore plus vrai de la plage de la face océane de l’imposant îlot M’Tsamboro, principal bloc rocheux d’un mini-archipel situé en face du village du même nom. Un petit secret de connaisseur. Ce sommet aux abords rébarbatifs réserve en effet, côté océan, un havre de pure tranquillité. On se baigne dans les reflets de lumières d’une eau transparente. Soudain une splendide tortue verte, bien visible, s’échappe à toute vitesse comme une soucoupe sous-marine ! 

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Nils jette l’ancre, à proximité de l’îlot M’Tsamboro, devant un petit bijou d’îlot blanc. C’est le moins connu des blancs de sable du lagon. Et pour cause : il n’apparaît qu’à marée basse, à l’inverse du beau dôme, permanent et plus célèbre, situé devant la pointe de Saziley à l’extrême sud de Mayotte. Longue au plus ici d’une cinquantaine de pas et large d’une dizaine, l’apparition blanche est entourée d’une eau turquoise presque trop chaude. Hormis l’écriture des pattes de quelques sternes tout aussi blancs, on y voit que ses propres pas. Une drôle d’impression. 

En quelques brasses, la vie marine se surprend à nouveau autour d’un petit tombant de corail. Un nuage de minuscules poissons jaunes et bleus fait l’effet d’une image démultipliée. On quitte ce lieu enchanteur avec la sensation d’un réveil ensommeillé. Les trois îlots Choazil complètent le mini-archipel. A marée basse, des pêcheurs du bourg emmènent parfois des touristes à l’îlot blanc ou au filet de sable qui relie deux de ces trois îlots. 

Habilement guidé, les promenades sur le lagon mettent au contact avec une rare pureté naturelle. On n’a l’impression ici, non pas de “ consommer ” la nature, mais de se fondre en elle, d’y participer. Cette impression vient sans doute du peu de fréquentation touristique. Elle se confirme en descendant vers le sud. Dans la mangrove d’Hajangoua, on prend le temps de repérer les curieux périophtalmes, petits poissons à nageoires et à pattes capables de respirer à l’air libre. Sortant de l’eau, ils avancent en bondissant sur la boue. Des lémuriens se dissimulent dans des bambous. 

Plus au sud, l’approche maritime donne une vue panoramique des plages de sable noir de la presqu’île de Saziley. Cette réserve naturelle forestière et marine est une étape incontournable d’un voyage à Mayotte. Les tortues marines y viennent pondre en sécurité et leurs traces sur le sable font plaisir à voir. Il n’est d’ailleurs pas rare de surprendre un accouplement de tortues vertes affleurant la surface. L’ombre des grands baobabs, une autre splendeur de cette réserve, s’étend sur les plages. On y croisera un peu de monde les week-ends, mais le plus souvent ces plages sont quasi désertes. On y goûte la beauté lumineuse du paysage, la douceur de l’eau, le silence et la paix. 

 

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