Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Les sommets d'un art de vivre

Les vendanges ont lieu en décembre ou janvier. Des touristes s’en étonnent, oubliant que les saisons sont inversées dans l’hémisphère sud.

Ils sont 6 700 Cilaosiens à s’éveiller chaque matin dans l’époustouflant décor du cirque de Cilaos. Tous ne sont pas nés sur place et le phénomène en dit long sur l’attrait du site : depuis une dizaine d’années, des habitants des Bas de La Réunion ont choisi de s’installer à Cilaos, au cœur de la montagne, à bonne distance de la côte urbanisée. Ils sont tombés sous le charme de la nature grandiose et apaisante du cirque et de l’amabilité naturelle des Cilaosiens. Pour certains, c’est un retour aux sources après que leurs familles aient été contraintes de quitter le cirque pour trouver du travail, il y a une ou deux générations. Mais pour d’autres, c’est la magie du lieu qui a joué.

« Je suis tombée amoureuse de Cilaos » confie simplement Sylvie Fabre pour tenter d’expliquer son installation en 2003 en provenance de la ville côtière de Saint-Paul. La jeune femme a ouvert en 2004 un atelier de confiseries doublé d’une des plus jolies boutiques du village. Canne Bonbon est devenue une étape gourmande des visiteurs du cirque. Créant du neuf à partir de l’ancien, elle rajeunit la vieille spécialité locale des gelées et des confitures à base de fruits avec des saveurs insolites. Son mélange de modestie et de professionnalisme, son goût pour l’innovation à partir de produits traditionnels , sont bien dans l’esprit du cirque. Pour réussir dans le tourisme, Cilaos s’est en effet appuyé sur ses traditions en les renouvelant. Ce qui fait qu’en plus de sa beauté, ce paradis de la randonnée est aussi l’un des lieux les plus agréables et intéressants de l’île. 

Chaque année, mi-octobre, la fête de la lentille attire une foule d’amateurs venus faire provision des deux produits agricoles auxquels le nom de Cilaos est attaché : la lentille et le vin. Deux produits de tradition - bien que la fête elle-même, loin d’être ancrée dans l’histoire du cirque, a moins de 20 ans ! La lentille surtout explique cet engouement. En 2001, une étude a révélé que la lentille de Cilaos, “ grain “ incontournable des carris, était le produit “ pays “ préféré des Réunionnais. Réputé pour sa finesse et son fondant, la lentille de Cilaos intéresse jusqu’au circuit des épiceries fines en métropole. Pourtant elle revient de loin.

« En 1993, la culture était en train de disparaître » se souvient Janick Gonthier, responsable du centre technique de l’association des producteurs de lentilles de Cilaos. “ Il restait 20 producteurs seulement dans tout le cirque. Nous avons créé l’association pour relancer la production. Nous sommes 110 producteurs cette année et nous sommes en rupture de stock. »  Aiguillonné par ce succès, et pour bien marquer sa différence, la lentille fait actuellement l’objet d’une recherche en vue d’obtenir l’appellation “ Lentilles de Cilaos”. Cette recherche a déjà révélé que cohabitaient en fait 16 variétés de lentilles, résultant d’apports successifs et de l’évolution naturelle depuis plus de 150 ans ! 

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L’histoire fait aussi la saveur des traditions. Profondément enclavé, le cirque a d’abord été peuplé au dix-huitième siècle par des esclaves en fuite malgaches et africains. La lentille est arrivée avec les premiers colons blancs qui, eux, fuyaient la pauvreté au siècle suivant. Quelques noms ancrés à la montagne renvoient à ces temps lointains : Dijoux, Grondin, Techer,  Rivière... « Chacun est venu avec ses graines et a fait ses plantations sur son bout de terre » résume Gérard Rivière, agriculteur de l’Ilet à Cordes, un des premiers lieux de peuplement du cirque.  « Nous sommes les héritiers de cette histoire, ajoute-t-il. Et nous aussi, nous devons maximiser l’utilisation du terrain. Il n’y a que 140 hectares exploitables dans le cirque. Cent dix sont plantées en lentilles et 13 en vigne. Pour gagner de la place, la lentille est souvent plantée au pied de la vigne car les deux cultures ont des cycles qui se complètent. »

L’Ilet à Cordes est, au sens propre comme au figuré, un haut lieu de la production de la lentille. « C’est une culture délicate où le travail reste manuel, sauf le battage. » Gérard Rivière met en marche sa batteuse. Le vrombissement rompt le silence de la montagne. Autrefois, le battage des lentilles pour récupérer les petites graines aplaties se faisait à la main, au fléau, à l’aide de gaulettes. Quatre hommes abattaient les tiges à tour de rôle, deux par deux, sur le tas de végétaux séchés. Le vannage des grains, pour les séparer de la paille et des poussières, était laissé à la fantaisie du vent. Le battage au fléau a pratiquement disparu. « La machine réalise le travail de six à huit hommes » se félicite Gérard Rivière, qui utilise cependant toujours un tamis traditionnel à la main pour, après le battage, cribler les grains.

Régulièrement des touristes métropolitains, et des Réunionnais, habitués seulement à voir les lentilles dans leurs assiettes, se demandent à quoi ressemble la plante. « C’est une plante basse d’environ 30 cm de hauteur » répond Gérard Rivière en égrenant une touffe de tiges séchées pour en retirer les petites gousses et montrer les graines dans sa paume. « Chaque gousse contient une ou deux graines. La plantation a lieu chaque année en avril-mai et la récolte en septembre-octobre. Pour planter, on creuse de petits trous. On place huit à neuf graines par trou. On s’entraide entre agriculteurs, sinon on ne s’en sortirait pas. »

Mais dans les champs de lentilles parfois bordés de précipices, l’homme doit composer avec un sérieux concurrent qui se joue de l’altitude et de la montagne : le moineau ! Malgré une armée d’épouvantails, les oiseaux s’abattent sur les cultures. Ils ingurgitent jusqu’à 10 % de la production ! « Il y a une part pour le bon dieu, une part pour les oiseaux et une part pour nous » observe avec philosophie Gérard Rivière.

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Cependant la production de lentilles, 60 tonnes en 2007, ne suffit pas pour en vivre. Les paysans de Cilaos font d’autres cultures. Comme la lentille, le vin fait partie des traditions auxquels les habitants du cirque et, au-delà, nombre de Réunionnais, sont profondément attachés. Ce vignoble atypique, qui atteint jusqu’à 1 300 m d’altitude, est le plus élevé de France. « La vigne est arrivée à La Réunion avec les bateaux des premiers colons dès 1665. Jusqu’en 1850, son aire de culture est resté limitée de Saint-Paul à Saint-Denis. Elle s’est étendue dans la seconde moitié du XIXe siècle, notamment à Cilaos avec l’introduction vers 1860 de l’espèce américaine Vitis lebursca, appelée Isabelle » raconte Vincent Vertez, œnologue du Chai de Cilaos. 

La tradition du vin connaît un renouveau depuis la naissance de l’association du Chai de Cilaos en 1992. À présent, deux types de vignobles se partagent le paysage. D’un côté, un vignoble sur treilles qui représente un véritable art de vivre. Sous ses tonnelles ombragées, il fait bon s’attarder devant le spectacle de la montagne autour de soi. C’est là que grimpent les vestiges du fameux cépage Isabelle dont la culture fut interdite en France en 1975 après qu’on ait découvert des traces de méthanol dans le vin qui en était issu. Mais les productions viticoles de France n’ont rien de comparable avec celle de Cilaos. Ici l’Isabelle sert à confectionner un vin d’apéritif très chaptalisé, réservé à la consommation familiale. En outre, il fournit un raisin de table. Par ailleurs, d’autres cépages, comme le couderc, produisent également les vins doux et sucrés du cirque. 

À Bras Sec par exemple, non loin de la forêt, Christian Dijoux tient chambres et table d’hôte. Il cultive un hectare de couderc qui génère un blanc de bonne compagnie avec le foie gras. Dans sa cave, un vieux pressoir ramené de Savoie côtoie des tonneaux de chêne. Il fait tout lui-même, jusqu’au collage des étiquettes sur les bouteilles ! « Je vends mon vin à mes hôtes, comme souvenir. Autrefois, tout le monde avait sa treille dans sa cour. Le vin servait aussi à faire du troc avec les commerçants chinois qui le revendaient sur la côte ! » Comme pour la lentille, l’esprit d’entraide reste vivant dans le vignoble. « Pour les vendanges, on mobilise la famille et les amis. C’est l’occasion de se retrouver. » 

Le second vignoble de Cilaos est nouveau et plus discret. Il provient de cépages nobles testés après 1975 : principalement le chenin, le malbec et le pinot noir. On ne peut confondre cette vigne, cultivée en palissage, avec la précédente. La cave coopérative du Chai de Cilaos réunit 17 producteurs disséminés à travers le cirque. Leur vignoble dépasse rarement l’hectare. Le Chai de Cilaos produit un blanc sec et un blanc moelleux, un rosé et un rouge. Ces vins ont obtenu la qualité de vin de pays en 2004, à l’exception du blanc moelleux et du blanc de la cuvée de Noël demeurés vins des table. La production reste très limitée : moins de 10 000 bouteilles en 2008, tous vins compris ! 

Ce vignoble n’en est qu’à ses débuts. Néanmoins les nouveaux vignerons s’en sortent plutôt bien. « Je n’avais jamais fait de vigne, j’ai tout appris sur le tas » témoigne Jean-Marc Payet, qui exploite sous ombrière un demi hectare de malbec et de pinot noir à Palmiste Rouge, à côté de son domicile, au pied de la montagne. Il s’est lancé en 2002. « J’avais un terrain en friche, j’en ai profité. Ça a marché tout de suite. »  Les vendanges ont lieu en décembre ou janvier. Des touristes s’en étonnent, oubliant que les saisons sont inversées dans l’hémisphère sud. Ajoutée à la sympathie naturelle pour un produit du terroir, les nouveaux vins de Cilaos, légers et fruités, se sont taillés une petite réputation dans l’île. Ils ont leurs adeptes et fournissent un motif supplémentaire de se rendre à la fête de la lentille pour leur mise en vente.

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Si l’avenir de la lentille et du vin semble assuré, celui de la broderie paraît plus flou à certains. Espérons qu’ils se trompent car la broderie est un autre bel exemple de la manière dont Cilaos a su défendre ses traditions. Ce qui rend cet artisanat si précieux et enraciné au cirque, c’est l’emploi d’une technique inventée ici même. Là encore, une belle histoire. Son inspiratrice, Angèle Mac Auliffe, était la fille du médecin du cirque à la fin du dix-neuvième siècle. À l’époque, en dépit de la difficulté d’accès, Cilaos recevait déjà un flux régulier de visiteurs extérieurs : les curistes et leurs familles profitant des eaux thermales, les parents des élèves du grand séminaire de Cilaos qui venaient voir leurs enfants. Les femmes de paysans tiraient de cette clientèle quelques revenus et leur habileté de brodeuses devint très réputée. Les motifs sont brodés blanc sur blanc ou en couleur à partir des fils du tissu auparavant déliés pour dégager un jour : le Jour de Cilaos. D’un raffinement extrême, la broderie de Cilaos produit de véritables œuvres d’art. 

Mais l’exécution en est longue et minutieuse : les plus grandes nappes peuvent demander jusqu’à dix mois de travail ! C’est cette lenteur qui a découragé les vocations, en dépit de la création d’une école de broderie en 1986. « Il fut un temps où, dans toutes les familles de Cilaos, il y avait une brodeuse » rappelle Suzanne Maillot, présidente de l’association pour la promotion de la dentelle de Cilaos, elle-même initiée à la broderie par sa mère à l’âge de neuf ans. « La broderie demande beaucoup de patience et de dextérité. Il faut être douée. Il est difficile d’en vivre. Elle n’intéresse plus les jeunes. » 

Il n’empêche que la Maison de la Broderie, qu’elle dirige, a maintenu la tradition grâce à cette formation. Grâce à elle, des brodeuses indépendantes ont pignon sur rue. Par ailleurs, l’art de la broderie continue de se perpétuer à l’intérieur de quelques familles. À l’approche de Noël, Josée Fontaine ressort chaque année son tambour de brodeuse. « J’aime broder pour confectionner des cadeaux pour mes proches » dit-elle, son ouvrage à la main. « J’ai appris enfant avec ma sœur qui, elle même, avait appris avec quelqu’un de la famille. » Ici, la relève est assurée pour au moins une génération : sa nièce, Magalie, onze ans, a décidé d’apprendre à son tour. 


 


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