Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Troubles dans un vert d'eau

« Mon père le faisait et son père avant lui, c’est au moins depuis le début du siècle qu’on prend du sable ici »

I

C’était hier… Pêcheur de sable ? « Tireurs de sable ! » corrigèrent les patrons de barques assis sous les frondaisons de la pointe des régates, à Mahébourg. Il y avait toujours du monde dans ces larges flaques d’ombre. D’un kiosque voisin parvenait l’écho de discussions animées. Dans un antique camion-bar enraciné au sol, on jouait aux dames ou aux dominos. Tout en bavardant, chacun suivait du coin de l’œil le mouvement de son canot sur les eaux luminescentes de la baie. Les embarcations, avec leurs équipages de deux ou trois hommes, s’en allaient à vide ou revenaient gorgées d’une glaise grise et humide puisée à la pelle au fond du lagon ; le poids les enfonçait jusqu’au plat-bord, à la limite du naufrage. Le débarcadère était envahi de tas de sable… 

Plus personne aujourd’hui sous ces arbres. Tout a disparu : les visages, les voix, le kiosque, le camion-bar, les claquements des pions et des dominos, les canots, les tas de sable, etc. Ne reste, sur le quai désert, que la triste colonne commémorant le combat naval de Grand Port qui eut lieu, juste en face, en baie de Mahébourg en 1810. Autour de l’obélisque s’enroule le dallage bicolore rouge et beige de la promenade du futur waterfront. Restaurants, galerie commerciale, centre nautique et discothèque dresseront leurs façades devant la bande littorale des rochers léchés par l’eau qui sépare la pointe Canon du débarcadère, le long de la gare routière. On ne reconnaîtra plus rien. 

Le grand business touristique mauricien a effacé du lagon les ramasseurs de sable comme une tache ; si des pêcheurs passent pour pittoresques, ce n’est pas le cas d’ouvriers maniant des pelles. Ceux qui ne les ont jamais vus ne sauront jamais que la pointe des régates et la pointe Jérôme étaient leurs domaines autoproclamés. Au petit jour, ils rangeaient leurs vélos contre l’obélisque, indifférents au symbole d’une guerre qui ne les concernait pas. De loin, sur le lagon, pour un œil non averti, rien ne les distinguait des pêcheurs. Leurs barques étaient identiques - d’où l’expression de pêcheurs de sable. Des bateaux de huit mètres de long sur deux de large dont les traverses centrales avaient été enlevées pour libérer l’espace au chargement. 

Tirer le sable était principalement un métier de la communauté chrétienne créole. On le pratiquait à Mahébourg depuis si longtemps qu’aucun d’entre eux n’était capable d’en situer l’origine. Lorsqu’on leur posait la question, ils se regardaient, interdits. Aussi loin qu’ils remontaient dans leurs souvenirs, ils revoyaient les mêmes scènes. « Mon père le faisait et son père avant lui, c’est au moins depuis le début du siècle qu’on prend du sable ici » jugeait un de leurs responsables du haut de sa cinquantaine avancée, le visage bosselé, les mains épaisses et noueuses tournées dans un signe d’ignorance. 

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Ce qui est sûr, c’est que l’immense lagon de la baie de Mahébourg, avec ses hauts fonds sans cesse renouvelés par les courants, s’y prêtait à merveille. La pointe des régates était couverte de cônes gris et humides, luisant au soleil. Autour de l’obélisque, les tas gluants dégageaient une odeur de vase marine. L’avancée est en forme de U. Les canots l’abordaient des trois côtés ; à chacun son emplacement et son tas de sable. Dès l’accostage, des hommes minces, en shorts, allant pieds nus, le crâne entouré de turbans de chiffons pour se protéger du soleil brûlant, déchargeaient le sable à la pelle sur la jetée. Le bateau vidé, ils soufflaient quelques instants, appuyés aux manches de leurs pelles, avant de repartir. Débarrassées de leur fardeau, les barques s’éloignaient plus légères, plus hautes et plus rapides sur l’eau verte. 

À terre, pendant ce temps, un tractopelle remplissait des camionnettes. Dans un baraquement, un employé recevait les paiements des clients. Des particuliers essentiellement qui venaient acheter du sable pour construire ou agrandir leur maison. Humide et collant, le sable extrait du fond du lagon fournissait, une fois séché, un matériau de construction abondant et bon marché. Il était employé comme base de granulats dans la confection des murs ou pour faire du ciment dans les parois de parpaings. L’activité avait crû au rythme des besoins d’habitats, poussée par la démographie. Les tireurs de sable mauriciens étaient organisés en coopératives : quatorze autour de l’île (la baie de Grande Rivière, sur la côte sud-ouest, était un autre lieu de ramassage intensif du sable de mer). Entre patrons et employés, elles faisaient vivre plusieurs centaines de familles. La coopérative de la pointe des régates rassemblait quatorze canots. 

C’est ce métier, à l’arrière-garde des incessantes mutations économiques mauriciennes, qui a disparu. Officiellement, on lui reprochait de détruire le fragile écosystème du lagon en le vidant de son sable. La polémique était ancienne, mais des échéances avaient fini par être fixées. Et à Mahébourg, les tireurs de sable avaient été invités à débarrasser leurs dépôts avant les autres : à la sauvegarde du lagon s’ajoutait ici l’argument plus pressant de la construction du front de mer. 

Ils étaient tous des petits patrons ayant travaillé dur pour se faire eux-mêmes, ils avaient manié la pelle sous l’eau avant de la faire manier par d’autres. Ils protestaient bien entendu. Ce métier rude s’exerçait déjà dans des limites imposées. Chaque canot avait droit de ramener dix tonnes de sable par jour. Les barques prenant le risque de couler au-delà de deux tonnes et demie de charge, cela correspondait à quatre voyages ; mais rares étaient celles qui en faisaient plus de trois dans la journée. Le rapport, avant paiement des journaliers et des taxes, était de mille cinq cents roupies (un peu plus de cinquante euros) par barque et par jour. Il était intéressant dans le contexte mauricien. D’où l’enjeu et la vraie question pour eux : que faire d’autre ? Se reconvertir ? « Oui, mais dans quoi ? Avec quels moyens ? L’indemnité sera-t-elle suffisante ? » 

Un matin, sous l’ancien kiosque de la pointe des régates, trois générations de tireurs de sable étaient venues témoigner. Cheveux poivre et sel, un ancien mit ses quarante-sept ans de métier dans la balance : « Il y a toujours eu du sable ici, le ramassage n’a rien changé ! » « Le sable revient avec le mauvais temps, insista un second. À la sortie de l’école, j’allais travailler avec mon père et mes frères, ils ont toujours tiré le sable eux aussi ! » Derrière l’argument écologique, ils voyaient des intentions cachées. Même le business touristique n’expliquait pas tout. A voix basse, l’un d’eux finit par dire : « Nous sommes chrétiens, les hindous veulent priver notre communauté d’un de ses gagnes-pain. » Autour de lui, on acquiesça en silence. 

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« Je fais ça depuis l’enfance » racontait un peu plus tard de la même façon un jeune. Il était à l’avant d’une barque à vide filant sur le lagon, deux ouvriers à son bord. Sous la lumière intense, les gouttelettes projetées par le bateau étincelaient comme des joyaux. Par endroit, la transparence de l’eau donnait l’impression de flotter dans l’air. Venu du large, un souffle continu faisait frissonner la surface et les vaguelettes s’illuminaient d’une foule d’éclairs en perpétuels mouvements, pareils à des étincelles de feu d’artifice. La houle se brisait au loin sur la barrière de corail. 

D’autres barques étaient à l’œuvre à travers la baie, dominée par le profil de sphinx de la Montagne du Lion sur l’autre rive. La mosaïque des verts clairs et des bleus foncés formait comme une carte des fonds que l’équipage interrogeait. Les ramasseurs de sable cherchaient un haut-fond praticable. Ils tendaient le bras vers le centre de la baie. Les bancs de sable les plus connus avaient des noms : Trou Mouton, près de l’île au Phare, était réputé pour la blancheur de son sable, Banc Livre pour sa longueur… Les équipages avaient leur savoir et leurs habitudes, mais il fallait un certain temps pour trouver, ou retrouver, un emplacement. 

Le travail débutait le matin dès qu’une luminosité suffisante éclairait le fond. L’embarcation était stabilisée. Les ouvriers se laissaient glisser dans l’eau jusqu’à la taille. Ils saisissaient leurs pelles et la collecte commençait. Le sable était ramené à la pelle, sous l’eau, à la force des bras et jeté sur une bâche couvrant le fond de la barque. L’embarcation s’enfonçait au fur et à mesure qu’elle se remplissait. C’était long et harassant. Les ouvriers s’arrêtaient lorsque, le tas de sable devenu une petite colline, ils voyaient l’eau affleurer le bordage. Ils se perchaient à la proue et à la poupe pour rentrer. En chemin, ils écopaient l’eau envoyée avec le sable. Son moteur poussé à fond, le canot repu progressait à petite vitesse, au ras de la surface. Telle était la tâche quotidienne des tireurs de sable.

II

Le monument du combat naval de Grand Port ne voit plus s’affronter que des voiliers et des pirogues de pêcheurs, barques mâtées et voilées, engagées dans des régates dominicales. Profitant de l’alizé du sud-est qui souffle à partir de mai, ces courses traditionnelles annoncent l’approche de l’hiver sur les grands plans d’eau du lagon mauricien. Elles ont nommé le petit débarcadère qu’avaient colonisé les tireurs de sable. Le monument célèbre la mémoire de toutes les victimes du combat, anglaises et françaises ; son texte est gravé dans les deux langues. 

Le déploiement des régates donne la mesure de l’espace où se déroula, du 23 au 27 août 1810, ce carnage méthodique entre des navires immobiles se tirant à bout portant. Dans l’enceinte fermée du lagon, cette bataille ne pouvait être que totale ; elle le fut. Les Français l’emportèrent à l’usure. Grand Port : la baie de Mahébourg devait cette appellation à sa dimension : onze milles marins séparent la pointe du Diable au nord de la pointe des Deux Cocos au sud. En 1810, ce vaste triangle, clos par le récif corallien, était sans doute parsemé des mêmes hauts fonds de sable qu’aujourd’hui. Autant de pièges pour les navires. Les grands vaisseaux ne pouvaient pénétrer dans la baie que par deux passes, une grande au nord et une petite au Sud. Cette dernière s’avérait la mieux orientée des deux. De plus, une petite position, l’île de la Passe, émerge à peu près à mi-chemin du canal d’entrée. Elle permettait d’en contrôler l’accès et, dans leur système défensif, les Français avaient bâti sur cette élévation un fortin où pointait une batterie de canons servis par une escouade d’artilleurs et des fantassins. 

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En août 1810, la situation française dans l’océan Indien est désespérée. Décidés à en finir avec les corsaires des îles de France et de Bourbon, les Anglais ont instauré le blocus des Mascareignes, puis ils ont attaqué avec des forces transportées d’Inde composées pour l’essentiel de cipayes. Rodrigues n’était pas défendue. Ils se sont emparés en deux jours de l’île Bourbon en juillet 1810, débarquant cinq mille soldats pour réduire cinq cents défenseurs. La facilité de cette conquête les incita à ne pas différer l’attaque de l’île de France, la plus importante stratégiquement, où siégeait le gouvernement de l’archipel. 

Mais l’île de France était aussi la plus peuplée et la mieux défendue. En août, ils font montre de prudence. Quatre frégates nommées la Néréide, le Sirius, l’Iphigénie et la Magicienne - ces deux dernières prises à Bourbon - et la corvette Staunch, appareillent de l’île Bourbon pour une mission d’approche des habitants de l’île de France. Sous les ordres du capitaine Willoughby, l’escadre doit diffuser une proclamation les invitant à se ranger sous la bannière britannique, un appel courtois à se laisser envahir. L’idée vient des notables de l’île Bourbon, hostiles à la Révolution et à l’Empire, ralliés à la cause britannique. Ils rédigent la note et fournissent aux Anglais un esclave familier du Grand Port pour les piloter à l’intérieur du lagon. 

Les Anglais souhaitent distribuer leur message loin de Port Louis, où se concentre le gros des forces françaises. Au Grand Port, l’embryon de Mahébourg, quelques maisons éparses, est en train de naître. Le lieu leur paraît adéquat ; peut-être savaient-ils aussi que l’escadre défendant le Grand Port était absente. Leur premier but, à l’évidence, n’était pas de se battre…Dans la nuit du 13 août, profitant de l’obscurité, ils s’emparent par surprise de l’île de la Passe. Pénétrant dans le lagon, ils débarquent à la pointe du Diable. Ils distribuent leur tract aux quelques habitants, plus surpris qu’apeurés, qu’ils rencontrent sur le chemin du bord de mer, où passe à présent la route. 

Port-Louis est alerté du débarquement anglais. Gouverneur des Mascareignes, Decaen est un de ces officiers républicains dont Napoléon se méfiait et qu’il avait envoyés aux antipodes. Avec Decaen à sa tête, une troupe se met en marche forcée à travers l’île et l’escadre navale de Port-Louis appareille. Pour rejoindre le Grand Port, elle choisit de passer par l’Ouest plutôt que par le Nord et l’Est. Elle fait le choix d’une moindre distance à parcourir, malgré l’inconvénient de devoir remonter le vent. Le calcul s’avère mauvais et Decaen est à pied d’œuvre au nord du Grand Port quand l’escadre de Port-Louis n’a pas fait la moitié du chemin. Les Français restent à distance, ils observent. En petit nombre, les Anglais déambulent, ils ne semblent pas vouloir s’éterniser, ce n’est pas l’invasion redoutée. Mais d’autres voiles se profilent à l’horizon. C’est l’escadre du Grand Port qui rentre d’expédition. Et la situation change du tout au tout. 

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Sous les ordres du capitaine Duperré, les frégates la Bellone, la Minerve et la corvette le Victor reviennent du canal de Mozambique, ramenant deux vaisseaux pris aux Anglais, le Ceylan et le Windham. Malgré leur mauvaise connaissance des lieux, les Anglais décident d’exploiter l’effet de surprise et d’engager le combat, si nécessaire, dans l’enceinte du lagon. Pour piéger les Français, ils hissent le pavillon tricolore sur le fortin de l’île de la Passe et sur la Néréide. Sur les vaisseaux qui approchent, les lunettes sont braquées. Les officiers tentent de décrypter ces drapeaux tricolores. Cette flotte, dans le Grand Port, est suspecte. Mais les avis sont partagés sur la conduite à tenir et l’escadre ne peut rester indéfiniment à l’écart. On décide d’attendre la nuit… 

A la fin du jour, le fanal de l’île de la Passe est allumé, comme à l’ordinaire. Tout paraît normal. Le 23 août, il est une heure du matin quand les Français font leur entrée dans la petite passe. La corvette Le Victor précède le gros du convoi. L’idée anglaise était d’utiliser la batterie de l’île de la Passe pour bloquer les vaisseaux dans le canal et les obliger à se rendre. Mais rien ne se déroule comme prévu. Le Victor est arraisonné mais les autres bâtiments français passent en force. Dès lors, l’affrontement est inévitable. Dans l’immense champ de manœuvre de la baie débute un ballet funeste. Les vaisseaux glissent pour prendre position. Ils se cherchent, d’abord dans la nuit, puis s’observent longuement durant le jour.

La puissance de feu anglaise est supérieure, mais le capitaine Duperré fait un choix judicieux : pour attirer les Anglais vers les bancs de sable, il emmène ses navires au fond de la baie. Il les aligne, à l’ancre, et forme un mur de canons. Les règles de la guerre sont observées. Les prisonniers anglais capturés dans le canal du Mozambique sont débarqués, le Windham est écarté pour servir de navire hôpital. Le personnel français est redéployé. La journée s’écoule en préparatifs. Decaen, ses soldats et les habitants sont massés sur le rivage ; ils regardent sans pouvoir rien faire. Quand le soir tombe, les Anglais lancent l’assaut : le Sirius contre la Bellone, la Néréide contre la Bellone et le Victor, l’Iphigénie et la Magicienne contre la Minerve et le Ceylan. 

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Outre leur méconnaissance des fonds, les Anglais commettent l’imprudence d’attaquer de nuit. L’esclave des colons de Bourbon ne leur sert à rien. Le Sirius heurte un plateau de corail et s’immobilise, il est trop loin du lieu du combat pour y participer. La Magicienne s’échoue à son tour. Le rapport des forces s’équilibre. Deux cents canons, à peu près cent de chaque côté, lâchent leurs boulets en même temps. Hurlements, craquements du bois éventré, fracas des mâts qui s’abattent, gémissements… Les entreponts sont déchirés, l’eau du lagon se teinte de sang, se couvre de cadavres et de débris. Les courants ramènent les corps vers le rivage où les habitants et les soldats les déposent sur la plage. 

Les tirs se font à bout portant. Ses amarres coupées, la Minerve va buter contre un haut-fond. Pour rétablir le mur de canons, la Bellone et le Ceylan s’échouent à son côté. Il n’y a plus de fond pour manœuvrer. Les navires envoient leurs bordées, flanc contre flanc, immobiles. La fusillade dure la nuit et jusqu’au lendemain à midi. Pourquoi le feu français prend-il le dessus ? Quelques coups de canon chanceux… 

Les vaisseaux sont en lambeaux, à l’exception du Sirius, resté prisonnier du corail. La Néréide surtout est réduite en pièces, son équipage est anéanti. Côté anglais, seule l’Iphigénie peut encore espérer s’échapper quand survient l’escadre de Port Louis qui lui coupe toute retraite. Les Anglais abandonnent. Ils incendient la Magicienne et le Sirius. Charles Curnat, aspirant sur La Bellone, rapporte : « La lumière parut à travers les nuages de fumée qui flottaient sur la baie comme d’épaisses vapeurs. […] Le calme survenu après la détonation incessante de l’artillerie laissait le flux et le reflux de la mer libre de prendre et de rapporter avec lui, autour de nos navires, les cadavres de centaines de victimes […] ». L’Iphigénie signe sa reddition le 27 août, date officielle de la fin de l’engagement. 

Le combat de Grand Port fut la seule victoire navale napoléonienne sur les Anglais. Elle figure au sinistre inventaire de l’Arc de Triomphe de Paris. Elle n’eut aucune portée militaire. Le 2 décembre, un corps expéditionnaire anglo-indien, fort dix mille hommes, débarquait au Cap Malheureux, à l’extrême nord de l’île...


III

Dans les régates de pirogues que se livrent, certains dimanches, les pêcheurs mauriciens, les naufrages font partie du spectacle. Ils sont attendus par le public qui suit la course du rivage et sait qu’une régate sans naufrages n’existe pas… Le peu de profondeur du lagon rend ces renversements de bateaux peu dangereux : couchée sur le flanc, les voiles plombées d’eau, ou carrément engloutie, la pirogue n’est jamais bien loin, et toujours récupérable. Debout dans l’eau jusqu’à la taille ou au torse, les équipages trempés agitent les bras, crient, s’efforcent de maintenir leurs embarcations à flot quand c’est encore possible ; mais leurs appels sont inaudibles dans le vacarme du vent. À chaque course, une barque à moteur est préposée au renflouage des pirogues coulées et à la récupération des naufragés. Pour décoller les bateaux du fond, on les tire à l’aide de cordes. S’il le peut, l’équipage se débrouille ensuite pour rentrer. Sinon, il s’entasse dans la chaloupe et la pirogue est remorquée entre deux eaux jusqu’au rivage. 

Un dimanche, Babo assume cette rude tâche au Challenge de Roches Noires. À l’approche du départ de la course, il offre une rasade de rhum allongée de limonade dans un gobelet de plastique. Puis il range sa bouteille, met les gaz et va placer la lourde barque en vue de la première bouée du parcours, où verseront à coup sûr les premières pirogues. Avec lui pour l’aider, un oncle et un petit-neveu ravi, pressé d’agir. Tout de suite, l’alizé vif qui balaie la plaine d’eau se fait sentir. Ouvertes aux vents, les grandes baies du lagon mauricien offrent leurs étendues de lacs aux courses de voiliers. Les bateaux prennent garde cependant d’approcher trop près du trait d’écume du récif. 

« C’est un samoussa ! » dit Babo pour figurer le parcours triangulaire de la régate. De gros bidons bleus de carburant vides marquent les angles. Le juge de course, Nicol Nerne, pêcheur lui aussi, est allé les placer lui-même deux heures avant le départ. Sur l’embarcadère de Roches-Noires envahi de concurrents et de badauds, avant de passer sur le hors-bord qui va l’emmener avec ses bidons, il force la voix dans le brouhaha et le claquement des voiles : « Vingt-cinq bateaux sont inscrits aujourd’hui ! La course dure une heure trente ! La participation coûte trois cents roupies ! » 

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Babo a placé sa barque à distance de la première ligne droite de la régate. La course est lancée de la plage. Dans le rassemblement des voilures multicolores, on voit que le problème d’équilibre se pose dès les premières secondes. Le vent s’engouffrant dans les voiles, les bateaux sont en proie à une agitation frénétique. Il faut beaucoup de temps et d’efforts pour les regrouper et les maintenir pointés dans la bonne direction jusqu’au coup de feu du départ. 

Ces pirogues mesurent six à sept mètres de long. Elles embarquent une dizaine d’équipiers. Leur tâche, pendant la course, consiste à faire contrepoids à la gîte, comme sur les yoles martiniquaises. « Ce sont des bateaux qui remontent très bien le vent, mais qui virent très mal » observe le seul Blanc concurrent du Challenge de Roches-Noires, bien placé pour en parler : sa pirogue jaune est la première à verser ! la première intervention de Babo !  « Déjà, quand j’étais gosse, j’adorais faire partie des équipages ! » dit-il. 

Quelques Mauriciens aisés de souche européenne aiment à partager la fougue teintée de bonne humeur des pêcheurs créoles en compétition. Ces courses sont anciennes. Les pêcheurs se débrouillent entre eux pour les organiser. Ils constituent des équipages par village ou quartier. Autrefois, ils se mesuraient avec leurs barques de pêche. Maintenant, ils utilisent des bateaux taillés pour la course, moins lourds et mieux profilés. Les régates mauriciennes relèvent d’une tradition de compétition festive comparable à celle des courses de yoles martiniquaises. Elles suivent la même évolution avec un enjeu publicitaire de plus en plus prenant. Bien que moins spectaculaires, elles en ont les couleurs, les coques peintes, les voiles mutlticolores, et l’ambiance populaire. A partir de juin, elles se succèdent, passant d’une baie à l’autre de Grand Baie jusqu’à Mahébourg. 

Malabar, Rambo, Tabarly, Super Action, Jesus, Guiness, Marizo, Délice, Deluxe, Sir Edwards, Invisible, Bour Tous, etc. : les mêmes concurrents se retrouvent à chaque course. Un quarteron de bateaux, les mieux équipés, se dispute invariablement les premières places. Deux semaines avant l’épreuve de Roches-Noires, la Sir Gaëtan Duval Memorial Cup de Grand Gaube, bourg où la majorité des barques est fabriquée, avait été remportée par Tabarly, pirogue de Peyrebère, devant Rambo, de Mahébourg. Le dimanche précédent, Tabarly avait fini à la seconde place à Grand Baie, derrière Malabar, un des bateaux de Grand Baie. Après Roches-Noires, la compétition se déplace à Mahébourg, le fief de RamboTabarly : quatorze coupes en deux ans ! 

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A Roches Noires, Tabarly part en tête, mais ses voiles bleues et blanches sont vite rejointes et dépassées. Au passage de la première bouée, le champion de Peyrebère vire trop large, il approche imprudemment du récif. Babo avait vu juste, trois barques coulent autour de cette bouée. Impartial et souverain, il répond aux appels dans l’ordre des naufrages. 

La seconde longueur s’effectue vent arrière. Les bateaux accélèrent, les écarts se creusent, les positions se fixent. Les pirogues fendent l’eau à quelques mètres l’une de l’autre, leurs voiles gonflées à bloc. Tous les équipages sont penchés hors des bateaux. Les gréements donnent un concert de crécelles. Le vent renvoie les coups de gueule des barreurs aux équipiers. Trois voiles s’abattent... La course se joue au passage de l’avant-dernière bouée entre Malabar et Guiness. Dans ce bord décisif, Guiness choisit la voie la plus directe quand Malabar fait le pari d’aller chercher un vent plus porteur vers l’extérieur. Guiness passe en premier… 

Plus tard, sur le podium de la fête du village, Nicol Nerne prend le micro et fait taire la musique pour donner les résultats et distribuer les récompenses. Le cinquième, Super Action, reçoit « cinq cents roupies, un bidon d’huile de moteur et deux boules (deux ballons de football) ! » Son barreur redescend du podium, bras chargés, salué par une salve d’applaudissements. Nicol continue : « Quatrième, Rambo ! Mille roupies, trois litres d’huile et deux boules ! » Déçu, le barreur de Rambo repart sans un regard pour la foule. En revanche, celui de Jesus, arrivé troisième, salue, un énorme sourire aux lèvres. 

Nicol marque un temps d’arrêt. Il hausse le ton : « Deuxième… Malabar ! Cinq mille roupies, trois litres d’huile et deux boules ! » Le barreur de Malabar prend le micro : « Zordi mo fier ! » (Je suis fier aujourd’hui.) Enfin vient la Médaille d’or. « Guiness !!! » hurle Nicol. Bizarrement, c’est le propriétaire du bateau, M. Paul, qui est à son côté. Ayant suivi la course au sec, du rivage, il entend sans émotion la louange de son équipage et reçoit sans un mot la coupe et la récompense suprême du Challenge de Roches Noires, à savoir : huit mille roupies, quatre litres d’huile, deux boules et un carton de whisky. Spolier de leur victoire, le barreur et les équipiers de Guiness sont au bas de la scène, pâles et le regard mauvais.


Devant l’hostilité d’une partie de la population, le projet de waterfront de Mahébourg a fini par être abandonné.

 

Malices

Le nouveau visage de Silhouette