Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Malices

Au fur et à mesure de la tournée de l’île, les informations s’accumulent. Saïd s’arrête toujours à la sortie des villages. Puis il descend et part à la rencontre de ses contacts ou parle avec les “ vieux ” assis à l’ombre, qui lui racontent.

Fonctionnaire favorable à l’opposition, suffisamment bien placé pour connaître certains des secrets de la Présidence, il peint une société figée dans sa misère, lasse, où règne la suspicion, où tout se sait et se nourrit de mille rumeurs. Régulièrement, il se retourne pour voir qui vient s’asseoir à la terrasse du bar. « Tous les Comoriens savent qu’Abdallah prend les élections, mais ne les gagnent pas » dit-il. 

A Basha, quartier bidonville du sud de Moroni, dans le restaurant situé en face de la station Caltex, la radio trône sur le comptoir. Mardi 7 novembre, le président du Conseil constitutionnel lit les résultats officiels du référendum du dimanche 5 novembre dans le journal de 13 heures. En préambule, il précise qu’il a fallu tenir compte d’une marge d’erreur. « Après avoir procédé aux redressements nécessaires», les résultats sont donc les suivants : « Oui, 230 281 voix, soit 92,49 % ; Non, 19 500 voix, soit 7,50 %. » Un client qui finit de déjeuner se met à rire. « Ça, c’est l’Afrique ! » ironise-t-il. 

Radio Comores, qui se partage avec le bimensuel Al Watwany (La Nation), financé à 100 % par la coopération française, la voix du pouvoir, commente : « Les partisans du oui ont remporté une très grande victoire. On recense très peu d’incidents malgré les provocations. Les opposants ont été battus à plat de couture dans leurs propres fiefs». La speakerine s’en prend à Mouzaoir Abdallah et Mohammed Taki, deux figures marquantes de l’opposition, et les accuse de n’être motivés que par la « haine » envers le Président qui les maintient à l’écart du pouvoir. 

« Ils ont créé des groupes de choc pour briser les caisses et provoquer des incidents, et ils ont monté des gamins dans le but d’obliger les forces de l’ordre à intervenir pour prendre l’opinion internationale à témoin. Il est dommage que les médias de pays amis, Radio France International, la BBC et la Voix de l’Amérique, se laissent influencer et racontent n’importe quoi alors qu’ils ne sont même pas venus sur place. Les Comoriens savent parfaitement que les élections étaient libres. » Suit l’annonce des premières arrestations des « fauteurs de trouble qui devront répondre de leurs actes devant la justice ». Puis une réclame pour des bonbons.

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Il est venu tôt le matin pour donner les résultats - les vrais - des deux bureaux de son village. Grand et mince, il est vêtu d’une veste noire sur sa tunique blanche. Sur sa tête, le bonnet est blanc lui-aussi. Notable “ Grand marié ” selon la coutume, il est respecté et écouté dans ce village de trois mille habitants du nord de Ngazidja (Grande Comore), fief de l’opposition. « A la clôture du vote, nous avons refusé de laisser partir les caisses. Nous avons demandé qu’elles soient ouvertes pour compter sur place. Ils ont refusé, alors on les a cassées et on a compté. » Total : non, 1 475 ; oui, 277. Tout le monde a voté dans le village et les présidents des deux bureaux de vote ont été obligés d’ouvrir les urnes avant le début de la consultation. Là ou cette exigence, « des habitants » selon l’opposition, « d’agitateurs » pour le pouvoir en place, a essuyé un refus, les “ caisses ” ont été brisées. Dans le hameau d’origine de Cheik, un chauffeur de taxi, on a trouvé 600 bulletins “ oui ” pour 50 inscrits.

Un bulletin bleu pour le “ oui ”, rose pour le “ non ”, une enveloppe. Dans les trois îles, le millier de bureaux de vote a ouvert à 6 h 30 du matin. Ils doivent fermer à une heure un peu floue, autour des 18 h-19 h, en fait quand plus personne ne se présentera. Un isoloir fermé par un drap isole plus ou moins selon les endroits. Devant ou à l’intérieur des bureaux, le gendarme du coin.

A Mbéni, grosse bourgade du nord-est où Mohammed Taki, chef spirituel de l’Union national démocratique des Comores, est né, ce sont des gardes présidentiels - les “ GP ” - qui suivent les opérations de vote. Les présidents des bureaux de vote sont tous des partisans du Président Ahmed Abdallah. Pas un seul assesseur de l’opposition n’a été accepté. Aux Comores, le droit de vote est à dix-huit ans.

Au fur et à mesure de la tournée de l’île, les informations s’accumulent. Saïd s’arrête toujours à la sortie des villages. Puis il descend et part à la rencontre de ses contacts ou parle avec les “ vieux ” assis à l’ombre, qui lui racontent. Refus de vote à Badsa. A Dzahani II, le référendum s’est terminé à 7 h : le nombre de bulletins “ non ” ne correspondait pas au nombre d’inscrits. A Hahaya, où est situé l’aéroport, les urnes ont été fracassées. Même chose à Ntsawéni, à Ivhembéni, à Tsimimoipanga. Dans la zone, autour de Mbéni, où rayonne la personnalité de Mohammed Taki, Mpoirera : les habitants ont démoli les urnes devant le refus persistant du président de l’unique bureau d’augmenter le nombre de bulletins “ non ”.

Un peu plus loin, un notable offre une noix de coco percée pour se désaltérer. Il explique : « C’est après le vote qu’il font leur malice. Ils changent les “ non ” en “ oui ” sur le procès-verbal. Nous afficherons les vrais résultats sur un tableau pour que tout le monde les voit. Mais casser les caisses, c’est pas bon… »

A Mbéni, la foule bloque l’entrée d’un bureau à un “ oui ”. Il se fait hululer par les femmes groupées devant l’entrée et un jeune tente de lui arracher son bulletin bleu. Le soir, le dépouillement sur place sera exigé et cinq caisses auraient été brisées. A Mkazi, on a même voté samedi au référendum du dimanche 5 novembre ; une opération orchestrée par les autorités accompagnées du député local. « Aujourd’hui, c’est bien, on n’a rien à faire » raille un jeune. Au final, une journée ponctuée de multiples péripéties de ce genre qui témoignent des conditions dans lesquelles s’est déroulé le référendum.

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Pour cet ancien ministre passé à l’opposition, « nous sommes musulmans, nous n’aimons pas la violence. Nous préférons que les choses changent par un autre moyen, même s’il faut attendre ». « Ici, tout va lentement… » dit un Français établi à Moroni. Si les incidents ont été plus nombreux que la propagande officielle ne l’a affirmée, ils ont toujours été localisés et limités dans le temps. Tout s’est déroulé à l’ouverture et à la fermeture des bureaux de vote. Sauf à Ntsawéni où la gendarmerie a tenté d’empêcher, dans la matinée, la destruction d’urnes de remplacement et à Mbéni où une certaine effervescence a régné jusqu’à l’intervention d’un commando de la GP posté à l’extérieur du bourg.

Le reste de la journée s’est écoulé dans le calme. A la comorienne : dehors, en parlant beaucoup ou dans une immobilité silencieuse, regroupés debout ou assis sur les pas de portes, les marches d’escalier, autour des fontaines, devant les écoles décrépies transformées en bureaux de vote, les hommes d’un côté, les femmes de l’autre.

Un calme qui a surpris dans les deux camps et, en particulier, le ministre de l’Intérieur et de l’Information, Omar Tamou, dont Al Watwany a rapporté dans une édition spéciale qu’il avait « soupçonné un instant qu’il cachait quelque chose ». La présidence abordait cette consultation avec une certaine dose d’interrogation comme en témoigne le discours radiophonique du chef de l’Etat qui a clôturé la campagne électorale.

La voix du Président dans un transistor : « En suivant avec intérêt et attention le déroulement de la campagne, j’ai pu constater que certains, hélas, aussi infimes soient-ils, ont abusé de la liberté d’expression et de réunion en déviant la propagande de son fondement et de ses objectifs, cherchant à mettre en péril l’intérêt, l’entente et la paix (…). Je leur dirais halte ! Halte au terrorisme ! (...) Je sais, au moment où je vous parle, que vous avez fait votre choix. Je souhaite qu’il soit guidé par la sagesse et le bon sens à la comorienne. »

Le Président Abdallah et les membres de son gouvernement n’ignorent rien des sentiments que la majorité des Comoriens éprouvent en silence à leur égard. Et plusieurs faits, dans les jours qui ont précédé le scrutin, témoignent du climat incertain qui s’est instauré dans le pays. L’attentat commis dans la nuit du 2 au 3 novembre devant le domicile du ministre des Finances, Said Ahmed Said Ali, qui laisse perplexe jusqu’à la GP chargée de l’enquête. L’incendie, la nuit suivante, du siège du gouvernorat d’Anjouan, île d’origine d’Ahmed Abdallah. Il aurait été allumé pour détruire des cartes d’électeurs que les autorités locales refusaient de distribuer. A Itisinkoudi, un bourg proche de Mbéni, des enfants ont mis le feu à une paillote pour disperser une réunion du secrétaire général du gouvernement, Said Ahmed Cheik. A Moheli, on raconte que des jeunes ont pris à partie un ministre en lui criant : « Tu diras à ton président que ce sont des “ oui ” qui t’ont chassé ! » A Moroni, dimanche jusque tard dans la nuit, des véhicules de la GP ont quadrillé les rues. Et comme toujours en fin de journée, les mercenaires blancs sont sortis du camp d’Itsandra pour diriger les patrouilles.

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Une source fiable affirme que le Président Abdallah a bénéficié d’une aide sud-africaine de 92 millions de francs CFA (1,84 million de francs français) pour financer sa campagne. Il aurait reçu cette somme des mains d’un envoyé du ministre des affaires étrangères et d’un officier de Pretoria accompagnés du représentant commercial local de l’Afrique du Sud. Elle a ensuite été répartie : 18 millions pour le ministère de l’Intérieur ; 74 pour le Président.

Les opposants ont pu tenir des réunions publiques pendant la campagne. « Nous avons fait du porte-à-porte pendant des mois » raconte un partisan du “ non ”. Jeudi 2 novembre, un grand meeting a réuni, devant plusieurs milliers de personnes, ses principales figures place Badjanani, au pied de la médina, cœur du vieux Moroni. Sous une banderole « Tous unis contre Abdallah », Mouzaoir Abdallah, chef de l’URDC, Abdou Bakari Boina pour l’UNDC, Ali Bazi Selim, seul député d’opposition de l’assemblée fédérale élu en 1987, ont dénoncé en des termes parfois très durs le régime du Président Abdallah.

Le lendemain, c’était au tour des “ oui ” d’envahir la place. Le ministre de l’Intérieur, droit comme un piquet, un collier de fleurs autour du cou, a fait l’apologie de la « démocratie comorienne » et du Président. Apothéose finale de la campagne, précédée durant l’après-midi par les défilés de voitures et de camions bourrés de partisans du “ oui ”, qui ont sillonné la ville, à la mode locale. Jusqu’au vendredi soir, tous les bulletins de Radio Comores ont débuté et fini par la même harangue du Président Abdallah : « Les Comores, terre de dialogue et de liberté, havre de paix (...) Je fais appel à votre civisme et à votre sens de la patrie… »

Si gendarmes et GP se sont montrés discrets dimanche, en revanche, ils sévissent depuis lundi. Les arrestations concernaient jeudi un nombre limité de personnes. A Anjouan où elles avaient commencé dès le lendemain de l’incendie du gouvernorat, on parle de six personnes emprisonnées dont l’inspecteur de l’enseignement. De trois à Mbéni. Des interpellations ont eu lieu aussi à Ntsawéni.

Certains responsables de l’opposition ont quitté leur domicile la veille du référendum. C’est le cas notamment d’Abdou Bakari Boina et de Mouzaoir Abdallah. A propos de ce dernier, une anecdote circule déjà en ville. Cherchant à se faire oublier, il frappe à la porte d’un de ses amis politiques. L’autre lui ferme la porte au nez. « J’ai des enfants ! » lui dit-il.

Jeudi, Abdou Bakari Boina était le seul responsable de l’opposition à avoir été arrêté. Licencié il y a quatre mois de la société des hydrocarbures pour avoir rallié Mohammed Taki, il aurait insulté un électeur qui aurait porté plainte contre lui. Quant au gouverneur d’Anjouan, il a lancé un appel à la délation qui dépasse largement le cercle des coupables de l’incendie. D’après l’attaché de presse d’Ahmed Abdallah, « c’est pour détourner les partisans du Président de leur projet : ils veulent aller dans les mosquées pour prier contre eux, il n’y a rien de pire ici car le sort rejailli sur les familles et tout le monde y croît ».

Ceux qui ont voté “ non ” redoutent maintenant les licenciements. D’autant plus que l’administration doit procéder dans les mois qui viennent à des réductions d’effectifs imposées par le Fonds monétaire international dans le cadre du programme d’ajustement structurel de l’économie comorienne délabrée, financé par la Banque mondiale. Tel est le niveau de la triste farce qui se joue aujourd’hui en République fédérale islamique des Comores. 


 

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