Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Soldat de fortune

Un passé commun lie ces anciens mercenaires. Les premiers arrivés ont patronné l’arrivée des suivants.

A l’extrémité du comptoir de Chez Moïse, dos collé au mur, un mercenaire s’emmerde, sa bière sud-africaine à la main. Ali le désigne d’un coup d’œil. Moins ouvertement que s’il montrait un baobab au milieu d’une palmeraie, mais sans plus. L’autre s’en moque. Il a l’habitude, comme ses onze coéquipiers de la Garde présidentielle d’être montré discrètement aux visiteurs de passage. Les mercenaires sont le sujet d’un tas d’histoires racontées en ville. Sur Joël, un as du lancer au couteau. « Toujours il fait mouche. Quand ils ont attaqué la maison d’Ali Soilih, il a tué un garde du corps, comme ça ! » fait Ali en pointant un doigt au milieu de son front.

Mars 1985. Tous les samedis, les mercenaires blancs de la Garde présidentielle se retrouve au centre nautique. Ce samedi-là, l’un d’eux est à l’écart. Il aperçoit sur le parking un GP comorien complètement paniqué qui tente de dérober une voiture. On le prend. On l’interroge. Il avoue tout. Il devait mitrailler les mercenaires blancs. C’est ainsi que le coup de force monté par le Front démocratique avec la complicité d’un certain nombre de GP comoriens est dévoilé. Vingt-huit GP auraient ensuite été exécutés… 

Dix-sept partisans du Front démocratique seront condamnés aux travaux forcés à perpétuité, dont le chef du mouvement, Moustoipha Saïd Cheik. Le Président Abdallah pardonnera à ceux qui se soumettront. Pas Moustoipha Saïd Cheik. Ali raconte qu’il a fait partie d’un groupe de jeunes qui s’étaient rendus à la Présidence pour demander sa libération. Ils ont pu le rencontrer. Le rebelle leur montre son dos. Il porte des traces de marques au fer rouge. « Comment demander pardon après ça ? » leur dit-il.

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La Garde présidentielle compte environ sept cents hommes, explique le Président Ahmed Abdallah. Dans l’opposition, on affirme que ses effectifs dépasse le millier. A sa tête, un blanc, le commandant Marques, secondé par le capitaine Hoffman. Ils ne se cachent pas et ne refusent pas a priori d’être rencontrés. On peut les joindre au téléphone, leurs numéros sont dans l’annuaire. Simplement, l’aval indispensable de la Présidence ne vient jamais...

Le camp de la GP ressemble à un château fort tellement ses murs paraissent épais. Des miradors permettant d’en contrôler tous les angles d’approche. L’uniforme d’apparat et bleu nuit avec des épaulettes vertes. Les activités de la Garde présidentielle sont, en gros, de trois ordres. D’abord, la protection du  chef de l’Etat, bien que le chauffeur personnel du Président soit un sud-africain qui n’en fait pas partie. Ensuite, le maintien de l’ordre et le renseignement politique, dont elle n’a pas cependant l’exclusivité. A l’aéroport, des GP en civil assurent, à l’occasion, des contrôles de bagages au départ. Des personnalités du régime bénéficient aussi de gardes personnels assurées par la GP devant leur domicile, pendant la nuit notamment. 

La Garde dispose d’une logistique propre qui lui donne accès directement aux services publics auxquels elle a recours, comme les télécommunications. Ainsi, à l’unité d’intervention proprement dite, vient se greffer un certain nombre de fonctionnaires qui lui sont rattachés. Les GP ouvrent grand leurs oreilles dans tous les lieux publics, dans les dancings, les restaurants, les hôtels, ou simplement dans la rue. Il n’y a rien de systématique, mais on peut toujours tomber dessus. 

La Garde présidentielle a été fondée, sur ordre de Bob Denard, par le « colonel André » au lendemain du coup d’Etat de 1978 qui venait de replacer au pouvoir celui qu’ils avaient renversé trois ans auparavant à la demande de la France : Ahmed Abdallah. Elle comptait à l’origine une centaine de Comoriens et une trentaine de mercenaires blancs. Au colonel André a succédé le « commandant Charles », puis le commandant Marques qui est, avec Daniel Sievert, le seul mercenaire ayant participé au débarquement de 1978 à être toujours présent aux Comores. 

A titre d’exemple, un adjudant comorien, le plus haut grade derrière les officiers blancs, gagne 85 000 francs CFA (1 700 francs français) par mois. Un salaire élevé aux Comores. La GP est entretenue entièrement par l’Afrique du Sud. L’opposition avance le chiffre de 30 millions de francs CFA (600 000 francs français) par mois, mais sans aucune certitude ni preuve. Une hypothèse plausible soutient que l’Afrique du Sud s’est intéressée aux Comores le jour où elle a cherché une base relais pour livrer des armes aux poches de la RENAMO du nord du Mozambique. 

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Mais ce que l’on appelle sur place de “ mercenariat “ dépasse largement le cadre stricte des activités militaires et policières de la GP. Il s’agit surtout de l’enracinement économique d’anciens soldats de fortune qui ont trouvé aux Comores une terre d’asile, un moyen de quitter leur vie errante et sans finalité. Ils sont installés avec femmes et enfants et font tourner l’essentiel des quelques entreprises du secteur privé. Ils dirigent les activités liées au bâtiment, aux travaux publics et à l’import-export. Bien que son nom ne figure pas dans l’organigramme, le fils de Bob Denard, Philippe, est à la tête du Galawa Sun, un complexe hôtelier dont les murs appartiennent à l’Etat comorien, géré par la chaîne sud-africaine Sun international, ouvert en mai dernier à Mitsamiouili au nord de la Grande Comore. 

Eux aussi se défilent lorsqu’on veut les interroger. Quand à Bob Denard, il supervise l’ensemble. Converti à l’Islam, il a pris un nom arabe : Said Moustapha Madhjou. Ses activités ne sont pas clairement définies. On sait qu’il voyage beaucoup. En Afrique, en Afrique du Sud et, parfois, en France où il est allé fêter son anniversaire l’année dernière dans un grand restaurant parisien. 

Un passé commun lie ces anciens mercenaires. Les premiers arrivés ont patronné l’arrivée des suivants. Leurs entreprises bénéficient bien évidemment de marchés publics. Faut-il en conclure qu’ils verrouillent l’économie comorienne ? « Qu’on me cite un cas pour me dire dans quel secteur il existe une emprise totale ? » répond le ministre des Finances, Said Ahmed Said Ali. Au total, on dénombrerait une cinquantaine de reconvertis dans les affaires. « Le problème, c’est qu’on ne sait jamais qui est mercenaire et qui ne l’est pas » explique un Comorien. 

Les Français ont tendance à banaliser la situation. Les douze mercenaires de la GP ? « Ils ne font pas grand chose. Et puis, quelque part, ils nous arrangent : s’ils n’étaient pas là, ce serait à nous de protéger le Président. Il n’y a que Bob Denard qui représente un cocktail explosif » juge une source demandant l’anonymat. « Bob Denard, je ne le chasse pas, il n’a rien à voir dans les affaires intérieures de mon pays » explique le Président Abdallah. « Il n’oserait jamais lui dire de partir. Denard est trop intégré à l’économie comorien » estime un opposant.

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Le système repose donc sur l’enracinement économique et la sécurité que lui assure la petite armée de la GP. Jusqu’à présent, il n’a eu à affronter que deux coups de semonce : la tentative de coup d’Etat de 1985 et les événements aux causes et au déroulement mal connus de 1987. Cependant, deux éléments nouveaux sont à prendre en compte aujourd’hui. En premier lieu, le mécontentement populaire. S’il ne se traduit pas par une agitation, le référendum du 5 novembre a montré l’hostilité croissante des Comoriens pour le régime du Président Abdallah. 

Ensuite, l’attitude de l’Afrique du Sud envers les Comores. Les divergences entre les ministères des Affaires étrangères et de la Défense sud-africains sur la politique comorienne se répercutent jusqu’aux Comores. Si la Défense continue de soutenir le régime en finançant, notamment, la Garde présidentielle, les Affaires étrangères ont en revanche décidé de reprendre la gestion de la ferme pilote de 700 hectares exploitée par le commandant Marques. Ce dernier a dû passer la main et c’est un ingénieur agronome sud-africain qui vient d’en prendre la direction.


 


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