Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

L'archipel des murmures

Sous le ton doucereux, une de ces « salives sales » comme les appelle le Président.

« Vous avez vu comme moi ! Je crois qu’on pense la même chose. Maintenant, vous connaissez beaucoup d’endroits où l’on peut sortir sans crainte avec ses enfants à dix heures du soir ? Où la nuit, quand un gamin marche tout seul, on lui demande si on doit le ramener quelque part ? » Jean, un Français en poste à Moroni.

Baignées de lune, les nuits de la vieille ville sont peuplées de lumières voilées, d’halos tremblotants, de clartés fugitives, de lueurs blafardes. S’y transporte l’écho de milliers de murmures sur des visages devinés qui passent, se tournent, se détournent, disparaissent. Des ombres se hâtent dans les ruelles tortueuses de cet univers de l’Islam.

Les Comoriens font rarement le premier geste, mais dès le contact établi, on peut leur demander n’importe quoi. Ils apprécient que l’on s’intéresse à leur cas. Les blancs, coopérants ou expatriés, prennent les choses comme elles sont et ne s’en préoccupent pas. 

Il y a trois semaines, une “grève” a éclaté chez les instituteurs. Une grève à la comorienne, dans les limites tolérables. « On est là, mais on ne fait rien » explique Ahmed. Les instituteurs réclament le paiement de leurs salaires. Ils n’ont rien reçu depuis cinq mois d’après Ahmed, ce que les autorités contestent, admettant seulement un retard de deux mois. Ils veulent aussi bénéficier de la prime de 50 % appliquée à l’ensemble des fonctionnaires et aux autres personnels de l’enseignement. Un instituteur sorti de l’école en quatrième gagne 22 500 francs CFA par mois (450 franc français), 29 000 s’il a le niveau du BEPC, auxquels s’ajoutent 3 000 francs CFA de prime

Dans la Grande Comore, sur huit cents instituteurs, cent ont refusé de se joindre au mouvement. Le 24 octobre, les grévistes ont décidé de dire des prières contre les « traîtres », raconte Ahmed. Ils sont allés dans une mosquée de la place Badjanani. Les gendarmes les en ont délogés. « Ils sont entrés sans se déchausser et ont tiré des grenades lacrymogènes. Deux fois. »

Scandale dans la Médina. En dehors de l’effet détestable à quelque jours du référendum, le président Abdallah en aurait été personnellement choqué. Il a convoqué le chef d’état-major de la gendarmerie pour obtenir des explications. Ce dernier a renvoyé la responsabilité de l’initiative sur le chef du détachement qui se trouvait sur place.

Le gouvernement a rejeté les revendications des instituteurs et fixé un ultimatum : jeudi 9 novembre, ceux qui n’auront pas repris le travail seront considérés comme démissionnaires. « J’irais, mais pas pour faire la classe. Qu’est-ce qu’ils feront avec sept cents instituteurs licenciés ? Il y a bien trois cents demandes, mais de jeunes qui sortent de quatrième».

Ahmed boit. C’est interdit en principe. Mais l’endroit est tranquille, à la limite de Moroni. Il y a peu de passage. On y vend du mauvais vin dans des canettes de bière recyclées fermées par un petit bouchon : 750 francs CFA (15 FF) la bouteille. Il faut éviter tout de même de se montrer à l’extérieur avec sa bouteille à la main. Et savoir se taire. Attention au garde présidentiel en civil. « On ne sait jamais devant qui parler. » Ahmed a passé trois années en France. Il a été obligé de partir à cause d’un problème de papiers. « Mais je n’ai pas été expulsé ! » Il a envie d’y retourner, bien qu’il y ait « des gens dans le malheur là-bas aussi ». 

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Mercredi après-midi, une rencontre de football a opposé au stade de Moroni les Papillons bleus, équipe locale, aux Gombessa d’Anjouan. Par chance, Moroni l’a emporté. On se méfie un peu des Anjouanais à Ngazidja (Grande Comore). Les opposants les premiers. Ahmed Abdallah est originaire de Domoni, un village de la côte est d’Anjouan. On dit que parler à un Anjouanais, c’est prendre le risque de parler à un espion du président.

Ni dictature, ni démocratie, les Comores sont en liberté surveillée. Une main mise facilitée par la petitesse du territoire et son isolement du monde. Le pays a connu des moments de violence. La répression qui a suivi le coup d’Etat avorté de 1985 et qui vaut au chef du Front démocratique, Moustoipha Said Cheik, d’être toujours emprisonné.

En 1987, l’opposition fait état d’une répression sanglante. Des jeunes auraient été exécutés et enterrés dans une fosse commune dans le camp de la garde présidentielle ! Le pouvoir dément, tout comme il renvoie à une affaire privée les deux coups de couteau reçus le mois dernier par Said Attoumane, leader du Parti comorien pour la démocratie. L’opposition avait annoncé sa mort. En fait, il a passé trois semaines dans un hôpital parisien avant de revenir aux Comores.

Surveillance, intimidation, menaces sur l’emploi, sur les familles : la pression sur l’opposition a commencé à se relâcher, il y a un an. Le président Abdallah a légèrement soulevé le couvercle de la marmite pour laisser échapper un peu de vapeur. « Il y a deux ou trois ans, on ne pouvait rien dire. Personne ne pouvait s’afficher » raconte un fonctionnaire devenu extrêmement prudent depuis qu’il est soupçonné d’appartenir à l’un de ces mouvements qui réclament la démocratie. Les opposants restent sur leurs gardes. Entre eux et les espions de la GP, la partie est quotidienne.

Depuis le référendum, les personnalités hostiles à Ahmed Abdallah, si elles se montrent, prennent leurs précautions. Pour rencontrer Ali Mroudgae et Ali Bazi Selim, il faut se rendre devant une pharmacie et suivre, à distance, un homme qui révèle le chemin. Et pour voir E., il faut attendre la nuit, quitter la rue et la foule pour s’enfoncer dans le dédale des passages et des escaliers d’Irungudjani, un des plus vieux quartiers de Moroni. 

La lueur d’une lampe à pétrole derrière un voile soulevé en silence. Deux hommes éclairés par une bougie, parlant bas, dans une paillote. E., assis seul sur sa terrasse face à une chaise dont l’occupant s’éclipse. E. est un ancien ministre de Ahmed Abdallah, proche de Mohammed Taki. Sous le ton doucereux, une de ces « salives sales » comme les appelle le Président.

« Au début, nous avions confiance en lui. Dès 1981, nous nous sommes aperçus qu’il déviait de nos aspirations et qu’il était plus préoccupé à s’enrichir. Si j’avais démissionné, il m’aurait tué. Mais nous ne pouvions pas mentir. Quand il a vu que nous comprenions, il nous a changés. Ce que nous souhaitions. A l’époque, peu se rendaient compte. Parmi les premiers, il y avait M. Taki. En 1984, après la tentative d’assassinat, M. Taki est parti. A ce moment là, il y a eu une montée des opposants. Aujourd’hui, le président Abdallah recule. Ce n’est pas du tout une période plus libérale qui s’ouvre. Il est au bout du chemin. »

Un silence. E. reprend : « C’est un démagogue. Il aime voir les gens dans le désaccord et dans le malheur. »

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Dans l’entourage du président Abdallah, on affirme que Mohammed Taki était le dauphin désigné et qu’il a « trahi » sous l’influence de sa femme. Octobre 1984 : au pouvoir depuis six ans, Ahmed Abdallah entame son deuxième mandat. Le régime se durcit, le poste de Premier ministre détenu par Ali Mroudgae est supprimé. Taki s’en va.

Dans l’entretien qu’il nous a accordé, le président Abdallah dit de lui : « S’il était là, on pourrait voir, on pourrait discuter. » Chez les partisans de l’ancien président de l’assemblée fédérale, cette phrase n’est pas passée inaperçue. Elle renforce la conviction que Ahmed Abdallah se tient sur la défensive. « Taki est la seule personne en qui Abdallah ait confiance pour protéger ses enfants et ses biens en cas de rupture » dit l’un d’eux. Il ajoute : « Le peuple croit en Taki. »

Le président Abdallah, soixante-dix ans. Enfoncé dans un fauteuil, il est vêtu de blanc et tient une canne entre ses mains. Il ponctue ses propos de gestes et de roulements d’yeux. « C’est un animal politique » reconnaît un opposant. Mais le père de l’indépendance règne sur un archipel exsangue et qui ne voit rien venir. Partout, dans Grande Comore, la pauvreté. La chute des prix mondiaux a touché de plein fouet l’agriculture. Plus de la moitié de la population a moins de quinze ans.

L’opposition répète que l’année qui vient sera déterminante. Elle laisse sceptique Ahmed. « Il n’y a qu’une chose qui puisse changer le régime, c’est un coup d’Etat de la France » dit-il, le regard trouble, en portant la canette de vin à ses lèvres. 

 

Un client forcé reste un client

Soldat de fortune