Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Vert, bleu, blanc, noir

Des cerfs se cachaient-ils derrière ces arbres ? Des biches et des faons sortant la nuit pour respirer l’air libre du large, à l’affût du moindre bruit, maîtres dans l’art de se faire oublier ?

Voici la vérité paradoxale du site le plus visité, avec le jardin botanique de Pamplemousses, de l’île Maurice : le tourisme n’y constituait qu’une façade à la lisière d’une forêt délaissée que personne ne connaissait plus vraiment, hormis quelques braconniers nocturnes, coupeurs et voleurs de bois. Jusqu’au rasage des arbres, on ignorait même si des cerfs vivaient encore dans ce tréfonds verts... 

Un golf ! L’initiative en revient au palace qui possède le bail de l’île, propriété en théorie du domaine public. En dehors du parcours des dix-huit trous, il reste de l’ancienne couverture boisée une bande courant le long du rivage oriental, où sont les plages, et à l’intérieur des lambeaux conservés à titre décoratif ; à l’ouest, sous la pression des écologistes, les promoteurs du golf ont préservé le taillis de palétuviers. L’émotion est vive à Trou d’Eau Douce, l’agglomération la plus proche de l’île aux Cerfs ! En détruisant l’île aux Cerfs, on a détruit un lieu de détente, mais aussi de mémoire, pour de nombreuses familles mauriciennes qui venaient autrefois y pique-niquer le dimanche . Un symbole de l’enfance qui plus est : avec leur famille ou leur classe, une bonne partie des Mauriciens était venue au moins une fois, enfant, sur l’île aux Cerfs.  

D’une superficie de quarante-deux hectares, l’île est la plus grande d’un chapelet d’îlots disséminés sur le lagon le long de la côte est mauricienne, à mi-distance des agglomérations de Trou d’Eau Douce et de Grande Rivière Sud-Est. De configuration biscornue, on pourrait l’enfermer dans un triangle isocèle dont l’hypoténuse mesurerait environ deux kilomètres et chaque côté un petit kilomètre. De la côte, des navettes mettent une dizaine de minutes pour s’y rendre en zigzaguant entre les îlots. 

Le Touessrock occupe une pointe du littoral voisin, il exploitait déjà une petite partie de l’île - quatre hectares - avant d’en saisir la totalité. Voile, planche à voile, ski nautique, tour de l’île en catamaran ou en hors-bord, deux restaurants, un snack-bar, une boutique de souvenirs… Rien ne manquait. Nombre de pêcheurs de Trou d’Eau Douce avaient suivi le mouvement. Ils amenaient déjeuner des vacanciers à des gargotes improvisées en bord de plage ; à l’approche de midi, tables et chaises de jardin attendaient en nombre, et les fumées des braisiers se répandaient sous les filaos. Les familles mauriciennes se trouvaient reléguées à l’arrière-plan,  et ce spectacle n’annonçait rien de bon… 

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Mais ce n’étaient ni les équipements sophistiqués de l’hôtel, ni ceux plus rudimentaires des pêcheurs, qui définissaient l’île aux Cerfs. C’était autre chose émanant de la nature. Sur les plages, les couleurs prenaient une intensité extraordinaire, à peine supportable, sous le soleil. Etait-ce la simplicité apparente du paysage ? La pureté agressive du blanc des courbes de sable, la brillance d’onyx des rochers de basalte polis par la mer, l’irradiation turquoise laiteuse du lagon due au fond de sable tout proche. Vert, blanc, noir, bleu... On restait fasciné par ces couleurs que le soleil matinal empêchait de fixer trop longtemps. Elles frappaient la mémoire comme les couleurs d’un drapeau. Et davantage encore les jours où l’alizé ajoutait une touche sensorielle supplémentaire, un souffle un peu sauvage, à la violence de la lumière ; comme si l’île se protégeait, protestait, essayant de repousser ses visiteurs importuns… 

Un regard vers l’intérieur, derrière les filaos du rivage, conduisait au même constat. Un mur vert emplissait la vue à satiété. Bien qu’elle connût une fréquentation soutenue, l’île était un sanctuaire où l’humain cédait vite la place à une végétation indépendante et refermée sur elle-même. Le rivage public ne représentait qu’une portion étroite. L’essentiel était inaccessible, inconnu même aux gardes forestiers qui en avaient la charge. 

Aucune interdiction formelle n’était nécessaire. En suivant les quelques sentiers qui s’enfonçaient dans la forêt, on se heurtait vite à des problèmes insolubles : l’herbe montant jusqu’à la taille, un rideau d’arbustes ne laissant aucun passage. A marée basse, on cherchait à contourner cette forteresse par la mangrove. Mais la solution devenait hasardeuse au-delà d’une certaine distance, la mollesse du sable ralentissant la progression jusqu’à l’empêcher ; sans une connaissance précise de l’heure de la marée, le retour pouvait s’avérer incertain. De quelque côté qu’on l’abordait, cette petite forêt aux profondeurs invisibles dressait donc des empêchements. L’invitation à rebrousser chemin était muette, mais ferme.

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Des cerfs se cachaient-ils derrière ces arbres ? Des biches et des faons sortant la nuit pour respirer l’air libre du large, à l’affût du moindre bruit, maîtres dans l’art de se faire oublier ? À Maurice, la question faisait sourire. Au mieux, elle générait une moue sceptique… Pourtant, le responsable de l’île aux Cerfs pour l’hôtel Touessrock était moins catégorique. L’île avait servi longtemps de parc de cerfs au grand domaine foncier auquel elle appartenait, qui s’était ensuite converti au tourisme. L’île avait été alors regardée uniquement pour ses plages. L’intérieur avait été délaissé - « L’intérieur était inexploité » souligne un document publicitaire du nouveau golf.

« Beaucoup de cerfs vivaient ici, se souvenait l’employé. Autrefois, lorsqu’on venait travailler le matin, aux alentours de huit heures, on en voyait à l’entrée de l’île. L’île aux Cerfs, j’y suis d’abord venu enfant ; ensuite, adulte. Maintenant, j’en ai une autre vision. Je pense à l’environnement autant qu’au service à la clientèle. » Etrange propos, sachant que l’île était condamnée. 

L’attachement à l’île aux Cerfs était partagé par beaucoup à Maurice, où elle était considérée comme un patrimoine. Cette sensibilité était nourrie des souvenirs de chacun. « Elle est comme la tour Eiffel pour les Parisiens » hasardait avec témérité un autre employé du Touessrock, cherchant une comparaison. Et lui aussi parlait comme s’il ignorait la mort programmée de l’île : « Chaque Mauricien y a mis le pied à différents moments de sa vie. Les enfants accompagnent leurs parents, les écoliers suivent leurs professeurs, les amoureux s’y retrouvent… Moi aussi, la première fois que j’y suis allé, c’était avec mes parents. » 

La forêt au cœur invisible ne fera plus rêver. Que sont devenus les petits papillons jaunes, postés en sentinelles à l’entrée d’un chemin, qui accompagnaient l’intrus pendant plusieurs dizaines de mètres, jusqu’à la hauteur du genou, comme des fleurs volantes ? Du bois émanaient des résonances étouffées, trompeuses, chimériques ; elles prenaient parfois l’apparence d’un pas ; discret, camouflé, il allait à l’unisson du vôtre, pareil à un court écho… 

 

La roue de la vie

Le quartier des squares