Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

La roue de la vie

Évitez d’égarer votre vélo et d’être obligé de chiper en douce celui d’un autre touriste...

La Digue compte deux mille quatre-vingt-dix habitants. Quelque cinq mille visiteurs s’y succèdent chaque mois pour un ou quelques jours. Pour se transporter, ce petit monde a principalement le choix entre une trentaine de chars à bœuf, à vocation essentiellement touristique de nos jours, et surtout une quantité indéterminée de vélos, plusieurs milliers sûrement. Les véhicules à moteur étant interdits sur l’île, on n’y croisera de cette espèce que la poignée de pick-up qui font le taxi et la voiture de la police. La plupart des touristes repartent sans avoir aperçu les véhicules utilitaires du La Digue Developpement board, qui transportent, matin et soir, les ouvriers en charge de l’entretien de l’île, ni l’ambulance du dispensaire médical qui sort rarement de sa cour. Aucune moto, aucun scooter.

À La Digue, la roue de la vie est une roue de vélo au sens propre. Pour parcourir la huitaine de kilomètres de routes, en particulier pour se déplacer à l’intérieur du village de La Passe et le long de la côte ouest, la bicyclette est le moyen de locomotion parfait. «  Plus qu'un moyen de locomotion, le vélo est devenu ici une manière de vivre » renchérit Dania Morel, représentante locale du Seychelles Tourist Board qui, comme tout un chacun, circule en vélo avec un tel naturel que les questions sur le sujet l’étonnent. Du tricycle au vélo tout terrain, tous les Diguois et tous les touristes en âge de pédaler circulent en effet ainsi, sans jamais se presser. « En soirée, les enfants préfèrent jouer en faisant du vélo que de regarder des dessins animés à la télévision  » observe Dania Morel. C’est dire !

Si la quatrième île en surface des Seychelles charme par sa petitesse et la beauté de sa nature, ce qui frappe également, en arrivant, c’est cette omniprésence du vélo. Dès le pied posé sur la jetée de La Passe, ces bicyclettes donnent le rythme d’un courant paisible dans lequel on se laisse glisser avec délices. À vélo, les parents promènent leurs enfants et font leurs courses. Les garçons draguent les filles. On se salue et on discute à vélo en pédalant de concert. Ici et là, des panonceaux préviennent  : « No bicycle beyond this point ». Chaque fin de journée, à l’heure du coucher de soleil, une ribambelle de vélos s’alignent sur leurs béquilles à l’entrée de la jetée. Dans la lumière déclinante et la chaleur apaisée, la population, de sortie, met pied à terre.

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L’apprentissage de la vie diguoise passe donc par le vélo. La plupart de ces cycles sont importés d’Asie du Sud-Est, d’Inde ou d’Afrique du Sud. Chaque vélo possède un numéro et nécessite le paiement à l’État d’une licence de 100 roupies pour un véhicule personnel et de 50 roupies pour un vélo de location. Les hébergements touristiques les plus importants possèdent chacun leur parc de vélos, ainsi qu’un atelier de réparation, car il faut avouer que les vélos de location sont soumis à rude épreuve par leurs utilisateurs. 

Pour en profiter, le nouveau venu enfourchant pour la première fois sa bicyclette doit acquérir quelques « us et coutumes » de cette vie à deux-roues. Bien que la circulation reste très clairsemée, ne jamais oublier de rouler à gauche  : c’est la première règle. À l’intérieur du village de La Passe, roulez lentement pour engager la conversation avec les habitants et profiter du spectacle. N’ayez pas honte de mettre pied à terre lorsque la route monte un peu trop, notamment sur le chemin de la plage de Grande Anse, une des plus belles de l’île. Évitez d’égarer votre vélo et d’être obligé de chiper en douce celui d’un autre touriste si, au retour d’une promenade ou d’une plage, vous ne retrouvez pas le vôtre parmi les vélos rangés côte à côte par dizaines ! Penser à placer un repère dans le porte-bagage, n’importe quoi, une feuille ou un morceau de coco par exemple.

Pour autant, le vélo n’a pas droit de cité partout. Réussir à grimper la route conduisant au sommet de la Digue avec de tels vélos relèverait de l’exploit. La route côtière la plus sauvage, vers l’est, est presque déserte comparée à la circulation de la petite station balnéaire de La Passe. En plusieurs endroits, cette route dégradée disparaît sous des bancs de sable blanc qui rendent le pédalage malaisé. Elle s’interrompt net devant un amas de rochers roses. Il faut déposer son vélo contre un rocher et continuer à pied pour explorer les anses les plus isolées. Sur la côte ouest, le chemin sablonneux menant au site magique d’Anse Source d’Argent est également fermé aux vélos. 

Se déplacer à vélo paraît évident, mais il faut savoir qu’il n’en a pas toujours été ainsi. Le vélo a une histoire à La Digue et c’est, en grande partie, celle de Michelin qui fut le premier loueur de bicyclettes sur l’île. Michelin est décédé. Sa compagne, Isabelle Ladouce, se souvient de ses débuts. «  C’était en 1979. Michelin était gardien du marché. Il est le premier à avoir eu l’idée de louer des vélos aux touristes. À l’époque, les gens venaient pour la journée. Michelin a acheté un “vélo monsieur”et un “vélo madame”. Et ces deux sont devenus quatre, puis six, etc. C’étaient de grands vélos noirs comme en Inde. » Pour s’installer, Michelin choisit l’emplacement stratégique de la sortie de la jetée où accostent les bateaux. Aujourd’hui, l’enseigne Michelin, que dirige Isabelle Ladouce, met en location une cinquantaine de vélos tout terrain. 

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Mais l’art diguois de la vie à vélo séduit pour une autre raison. Si le vélo représente la modernité, cette lenteur partagée, voulue et entretenue par tous maintient un lien subtil avec le passé, autrement dit avec le temps de la marche à pied et des charrettes à bœuf. En vélo, on remonte le temps à La Digue. Devant les tombes du vieux cimetière ombragé de l’Union Estate, on a rejoint la fin du XVIIIe siècle, lorsque des colons exilés de l’île Bourbon (La Réunion) avec quelques esclaves atterrirent ici et devinrent les premiers habitants de l'île. Le lieu s’appelle d’ailleurs Anse La Réunion. Ce cimetière est celui des familles Mellon et Bouchereau qui firent partie de ces pionniers. 

De nos jours, Mellon est l’un des noms les plus répandus à La Digue où le passé des filiations est encore vivace et remue bien des souvenirs. Mme Bella Mellon, soixante-dix-sept ans, est une descendante de la souche réunionnaise de la population. « Je suis née Bouchereau et mon mari était un Mellon. Mellon, Bouchereau, Payet, Morel, Cauvin, Fauvel, Chopy : tous ces noms viennent de La Réunion  » dit-elle, assise sur la véranda de sa maison. « Jadis, lorsque des enfants d’esclaves naissaient sans père reconnu, ce qui arrivait souvent, les prêtres les baptisaient du nom de leur maître par commodité. C’est pourquoi le nom de Mellon est aujourd’hui si répandu. » 

Mme Mellon soupire en montrant, au mur de la véranda, une petite photo bleuie encadrée de l’ancienne « grande case » familiale, la maison de sa jeunesse. Après le « partage » - selon l’expression seychelloise consacrée – qui suivit l’instauration du régime socialiste aux Seychelles en 1977, les Mellon, comme toutes les familles aisées, perdirent une grande partie de leurs biens. Un jour, il fallut vendre la demeure familiale. Cette belle maison en bois abrite à présent une guest house, la Kalou Grove House.

« Mon grand-père se considérait comme un vrai Réunionnais, poursuit Mme Mellon en puisant dans ses souvenirs. Mon père était attaché à ce que nous parlions un français parfait entre nous. Nous formions une famille très soudée. Sur notre exploitation, nous cultivions plusieurs produits. Pour ma part, je m’occupais de la vanille et du patchouli. Par la suite, je suis devenue enseignante à l’école de La Digue. À l’époque, l’école était en bois avec un toit de feuilles. Tout est différent de nos jours. Les jeunes trouvent que le français est une langue difficile, ils préfèrent l’anglais. »

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Le Château Saint-Cloud fut l’un des premiers hébergements touristiques ouverts à La Digue, il y a vingt-cinq ans. Sa directrice, Myriam Sainte-Ange, est aussi une Mellon à l’origine. Elle s’est penchée sur l’histoire de sa famille. « Les Saint-Ange sont présents aux Seychelles depuis le XVIIIe siècle, dit-elle. Nous sommes la sixième génération. Les ancêtres de la lignée sont venus de Saint-Malo en Bretagne et de Saint-Cloud en région parisienne. Ceux de Paris sont arrivés directement et les Bretons ont débarqué de La Réunion. Une branche est d’ailleurs toujours présente à La Réunion, mais je ne les connais pas. » 

Imposante demeure en pierres, le Château Saint-Cloud est âgé de deux cents ans, annonce-t-elle avec fierté.  « La propriété d’origine allait de la mer jusqu’au sommet de la montagne. À l’époque coloniale, La Digue n’était peuplée que par quelques familles de colons et leurs employés. Les plantations exploitaient vanille, coco, patchouli, cannelle, girofle, muscadier. Toutes ces cultures ont disparu pour faire place au tourisme. Toutes les familles de La Digue travaillent à présent d’une façon ou d’une autre dans le tourisme. »

La transformation du Château Saint-Cloud est symbolique de cette évolution. L’édifice a conservé sa distinction avec son perron à double escalier, sa large entrée et ses hautes fenêtres festonnées. Mais il a fait l’objet d’une rénovation et d’un réaménagement complets. L’ancienne demeure familiale abrite à présent les plus luxueuses des vingt chambres de l’hôtel. Outre le château, les anciens ateliers de vanille et de coco, la laiterie, les maisons des travailleurs, ont été transformés en chambres. « Moi et mes enfants, Carl et Sydney, sommes heureux de ce que nous avons réalisé. Nous avons sauvé le Château, le lieu historique de notre famille » confie Myriam Saint-Ange.

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L’histoire des Réunionnais de La Digue est un soubresaut lointain de la Révolution Française. Après l’échec d’une première implantation dans les années 1750, les premiers habitants arrivèrent de l’île Bourbon à partir de 1798. Cette année-là, dans le Sud de Bourbon, l’augmentation des taxes, l’accusation de dilapider les fonds publics et la rumeur d’une cession de l’île aux Anglais, avaient provoqué un mouvement de révolte contre l’Assemblée coloniale. Refusant de payer l’impôt, les insurgés menaçaient de monter, les armes à la main, sur Saint-Denis, la petite capitale. L’Assemblée coloniale parvint à désamorcer le mécontentement. Quatorze insurgés et six esclaves furent condamnés à être chassés de Bourbon et exilés en Inde. Sur le chemin de l’Inde, à l’escale des Seychelles, un groupe réussit à quitter le navire dans des circonstances mal connues. Peut-être forcèrent-ils le capitaine à les débarquer à La Digue. 

Plusieurs d’entre eux tentèrent de retourner à Bourbon. D’autres, au contraire, séduits par le cadre enchanteur de l’île, choisirent de rester. Ils obtinrent ultérieurement l’autorisation de faire venir leurs familles de La Réunion. Parmi eux, François Mellon, Maximilien Morel, Célestin Payet. Trois noms solidement ancrés à La Digue. Grégoire Payet est de nos jours l’un des entrepreneurs du tourisme diguois. Il a fondé et dirige l’Island Lodge, le palace local, et a ouvert plus récemment un petit complexe de boutiques touristiques. 

C’est ainsi que le passé n’est jamais loin à La Digue et que se dévoile, au gré des rencontres, une histoire humaine attachante. Averti de ce passé, on enfourche sa bicyclette l’esprit plus songeur, et le regard qu’on promène sur ce paradis, s’il est toujours émerveillé, devient plus réfléchi. 

 

Le Livre rouge

Vert, bleu, blanc, noir