Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

L'oubli après le scandale

Qu’est-ce qui a changé depuis trois ans ? “ La discipline : elle est moins sévère. On peut s’habiller en civil, la nourriture est meilleure et les surveillants ne frappent plus par crainte du directeur. ”

Les différents occupants de la Maison de Nanterre se reconnaissent à leur vitesse de déplacement dans les deux immenses couloirs, longs de trois cents mètres, qui la traversent. Les plus rapides font partie du personnel. Ceux qui se traînent sont les hébergés ; sans ressource, ramassés dans la rue, des perdants ; dehors , ils ne sont rien, ici tout le monde se vaut. Restent les plus lents qui avancent courbés, à petits pas, perdus dans leurs souvenirs : ce sont les vieux, des hébergés avec trente ans de plus.

Le couloir de gauche donne sur l’hôpital. Celui de droite sur le centre d’hébergement. L’hospice est entre les deux. Un total d’environ deux mille deux cents pensionnaires. Ils étaient presque trois mille lorsque le nouveau directeur, Gérard Leconte, haut fonctionnaire de la préfecture de police, est arrivé en août 1981.

Humaniste, il a immédiatement entrepris des travaux destinés à transformer les conditions d’accueil, de travail et de fonctionnement de la Maison de Nanterre. Aujourd’hui, l’hospice et l’hôpital, ainsi que certaines parties communes, commencent à donner de l’endroit une image aux antipodes de son ancienne vocation carcérale (ouverte en 1887, la Maison de Nanterre était à l’origine une prison pour mendiants). 

Les chambres de l’hôpital sont méconnaissables. Les interminables dortoirs de l’hospice et du centre d’hébergement sont coupés en boxes de trois ou quatre lits. L’aménagement de l’ancienne prison, le bâtiment 45, en un centre d’accueil pour les clochards du métro est en cours. 

Les chambres de sûreté où l’on enfermait les « gueulards » ont disparu. Une commission d’orientation, de coordination et de réadaptation, composée de médecins et d’éducateurs, a été mise en place. L’alcoolisme n’a plus droit de cité. Au secteur “ Dignité ”, cinquante hébergés assument seuls les tâches ménagères. Ils disposent d’une chambre individuelle et possèdent une carte rose qui leur permet de sortir tous les soirs à la condition de ne jamais rentrer en état d’ébriété. Dans le cas contraire, ils sont exclus de l’établissement. Gérard Leconte met un terme aux malversations de gestion au fur et à mesure qu’il les décèle : factures payées avant travaux - et parfois sans travaux - et multiples arnaques sur le ravitaillement. 

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Voilà, à grands traits, les changements survenus à la Maison de Nanterre depuis trois ans. Ils font dire aujourd’hui à Gérard Leconte : “ Il faut sauver cette maison. Il n’y a rien d’autre pour accueillir ces malheureux. ” Une petite bombe. Depuis 1981, le seul avenir qu’on ait imaginé pour cet établissement, c’est son éclatement en une dizaine de centres disséminés dans la région parisienne. 

C’est le souhait des élus de Nanterre qui veulent voir l’hôpital devoir communal et de droit commun. Ils en ont assez que leur ville soit considérée comme la poubelle de Paris. Encore récemment, ils dénonçaient les carences de la volonté gouvernementale dans cette affaire. Que s’est-il passé depuis ? Aucune commune de la région parisienne n’a accepté de recevoir l’un des centres d’accueil préconisés. Et les pensionnaires transférés dans le cadre de la politique de réduction des effectifs n’ont qu’un espoir : revenir à Nanterre.

Cette maison reste une absurdité juridique. Elle a pris, avec la bénédiction des pouvoirs publics, une orientation médico-sociale mais continue d’être placée sous l’autorité de la préfecture de police de Paris dont le principal souci est de dégager les rues de la capitale de la cloche ancienne et nouvelle, et qui y voit d’abord quatre murs dotés d’une porte. La Ville de Paris, propriétaire des murs, tique chaque année davantage à l’idée de verser sa part au budget de l’établissement. Un budget étonnant : il provient pour l’essentiel des prix de journées payées par la Sécurité sociale pour l’hôpital, et Gérard Leconte ne cache pas qu’un tiers de ces fonds sert à financer le centre d’hébergement.

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Gérard Leconte, qui venait d’être nommé, a découvert la Maison de Nanterre en même temps que Joseph Franceschi, secrétaire d’Etat  aux personnes âgées, le 4 août 1981. Il y a découvert le “ mouroir ” où des dizaines de grabataires étaient laissés à l’abandon dans la crasse, le cachot et un tas de pratiques déplaisantes.

Le lendemain, surveillants, personnel de service et médical dont réunis dans la cour principale. Le nouveau directeur expose avec fermeté les nouvelles orientations de la Maison. Les surveillants, véritables maîtres des lieux, n’apprécient ni le ton, ni le contenu. Avec Leconte, c’est tout de suite la guerre. Certains sont là depuis quinze ans. A l’entrée, ils se partageaient les nouveaux arrivants. Chacun régnait sur un groupe. C’était la grande époque des “ gobettes ”, les rations de vin données en échange de menus travaux. Gérard Leconte bouscule les habitudes et change les fonctions.

“ On s’est retrouvé mélangés avec les clochards. Aujourd’hui, les gars n’ont plus de respect pour nous. Si on nous insulte, on doit dire merci. ” Max Meyehoffer, Michel Gianini et Claude Fournier, respectivement seize, quinze et dix-huit ans de maison, animateurs du mouvement anti-Leconte, sont indignés. “ On est là pour maintenir l’ordre, pas pour faire le service, disent-ils. S’il ne veut pas de nous, il n’a qu’à nous recaser dans les commissariats. ” Ils affirment qu’on trouve toujours du vin à la Maison de Nanterre, qu’autrefois les hébergés étaient volontaires pour les travaux auxquels ils étaient employés, qu’il n’y a pas de violence gratuite, mais qu’il faut bien maîtriser les excités. “ C’est par de telles méthodes, vos méthodes que la Maison de Nanterre a été condamnée… ” a écrit un jour Gérard Leconte à Max Meyehoffer.

Celui-ci a fondé, avec Michel Gianini et Claude Fournier, une section du Syndicat du personnel administratif de la police affilié à la Fédération professionnelle indépendante de la police, proche du Front nationale. “ Pour nous, le vagabondage reste un délit et ce n’est pas une bonne chose que d’avoir aboli l’ancienne vocation carcérale de cet endroit ” estime le président de la FPIP, Philippe Bitauld. 

Quarante-quatre surveillants sur cent ont rejoint la section. Ils se demandent quel est leur statut actuel, compte tenu des transformations intervenues depuis trois ans. Le règlement de la Maison de Nanterre qui le définit date de 1932 ! “ Ils se sentent flics en sachant qu’ils ne le sont pas ” explique Philippe Bitauld. Et Michel Gianini de renchérir : “ Quand mes petits-enfants me demanderont quel est mon métier, qu’est-ce que je vais leur dire : que je sers la soupe aux clochards ? ”

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 “ Il y a encore des hébergés qui se font payer avec du vin. Les veilles de fêtes ou de week-ends, on en voit encore laver les voitures des fonctionnaires et des toubibs. Leconte est un utopiste, ses notes de service ne sont pas appliquées. ” 

C’est un “ auxiliaire ” qui parle. Il tient à garder l’anonymat. Sur mille quatre cents hébergés, un millier sont employés à des tâches d’utilité collective moyennant un pécule qui varie de 240 F à 540 F par mois (il était de 80 F avant l’arrivée de Gérard Leconte). Ils travaillent dans les multiples ateliers internes à la Maison de Nanterre : boulangerie, menuiserie, maçonnerie, chaudronnerie, électricité, blanchisserie, etc. Certains parviennent à des postes de responsabilité. C’est le cas de M. à Nanterre depuis huit ans. 

 Qu’est-ce qui a changé depuis trois ans ? “ La discipline : elle est moins sévère. On peut s’habiller en civil, la nourriture est meilleure et les surveillants ne frappent plus par crainte du directeur. ” M. demande que les auxiliaires bénéficient d’un salaire et de la couverture sociale. Il pense que ceux qui s’en sortent le mieux doivent devenir des employés à part entière de la Maison de Nanterre. Il veut en finir avec ce statut de sous-homme qu’est l’auxiliariat. 

Réponse du directeur : “ Mon bureau est largement ouvert à tous. J’ai même créé un comité des hébergés pour qu’ils expriment leurs revendications, pour qu’ils sortent de leur passivité. Mais je leur ai dit que je ne pouvais pas devenir leur employeur : ce n’est ni mon rôle, ni la vocation de cette maison. ”

Quel avenir pour la Maison de Nanterre ? Trois ans après l’éclatement du scandale, la question est toujours sans réponse.

 

 

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