Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Les Hollandais de retour

“ Les Hollandais ont résisté deux cents ans à leurs rivaux européens. Puis l’empire hollandais est tombé d’un coup. Un grand coup de rideau. Et dans la mémoire de cette époque, on a sauté l’étape hollandaise. “

 

Quel rôle ont joué les Hollandais dans l’immense brassage de la colonisation ? On l’avait oublié jusque dans l’océan Indien, mais les Hollandais furent au XVIIe siècle, à la suite des Portugais, les maîtres de la route des Indes, la route des épices. L’île Maurice a contribué à la redécouverte d’un pan délaissé de l’histoire en commémorant, en 1998, le quatre-centième anniversaire de leur installation sur son sol. L’hôte d’honneur des cérémonies fut, côté hollandais, le Prince Willem Maurits d’Orange-Nassau, descendant du prince Maurice, comte d’Orange-Nassau, premier souverain des Provinces Unies indépendantes (1581), qui baptise l’île : Mauritius. 

L’idée de fêter cet anniversaire venait des Mauriciens. Les Néerlandais, pour leur part, sont discrets sur leur histoire coloniale. Les archives pourtant conséquentes de la compagnie néerlandaise des Indes orientales sont très peu exploitées. D’où le caractère inédit d’une petite exposition consacrée à l’aventure hollandaise à Maurice, tenue dans le vaste hall du siège de la Mauritius Commercial bank (MCB), à Port-Louis, dans le cadre de cette commémoration. Une réalisation de l’Institut royal des tropiques d’Amsterdam où dort le passé colonial hollandais. Peu de choses en volume, et exclusivement des reproductions photographiques, mais jamais vues en dehors des Pays-Bas. Banque historique de l’île Maurice, la MCB estime de sa responsabilité de préserver, et promouvoir, une certaine mémoire coloniale de l’île Maurice. Elle conserve de nombreux documents et œuvres d’art des siècles passés. Elle a ouvert récemment un musée sur le front de mer de Port-Louis, le Blue Penny Museum. 

On examinait avec curiosité la reproduction d’un tableau de 1682 intitulé « Portraits de marchands influents ». Derrière un globe terrestre, une série de personnages, tous vêtus de costumes noirs, de fraises blanches et de souliers à boucles, arboraient des ports et des figures sévères. C’étaient les fameux marchands de Hollande, inventeurs de la société par actions, la Compagnie unifiée des Indes orientales, qui servit de modèle à toutes les autres compagnies européennes. Une autre vue peinte montrait l’importance de Batavia (Jakarta), capitale de l’empire colonial oriental hollandais, vaste ensemble de fortifications et d’entrepôts où les épices récoltées étaient stockées avant leur expédition vers l’Europe. 

On découvrait un portrait en pied de Peter Both, gouverneur des Indes néerlandaises qui disparut dans le naufrage de son navire sur le récif corallien mauricien en 1614 ou 1615 (un mont porte son nom à Maurice et à la Réunion). Mais le plus captivant tenait à la gravure naïve figurant l’installation des premiers Hollandais à Maurice au milieu du XVIIe siècle. Et à une maquette reconstituant leur premier établissement, en cabanes et enceinte de rondins : le fort Frederick Hendrick, du nom de leur chef. 

« C’est une période peu connue, mais la Hollande fut un centre de rayonnement culturel, scientifique et commercial de premier plan à partir de la fin du XVIe siècle. Les Hollandais ont résisté deux cents ans à leurs rivaux européens. Puis l’empire hollandais est tombé d’un coup,. Un grand coup de rideau. Et dans la mémoire de cette époque, on a sauté l’étape hollandaise. » Le commentaire vient d’un ancien directeur d’un des plus beaux palaces mauriciens, Le Prince Maurice. Historien de formation, il avait puisé dans l’imaginaire de la période hollandaise pour nommer l’établissement. Quoique celui-ci, au bord du lagon, s’inspire plutôt du luxe alangui des palais antiques de l’Asie... 

Les Hollandais n’ont laissé que peu de traces à l’île Maurice, mais ils ont durablement orienté son devenir. En 1998, le Prince de Nassau et le Premier ministre mauricien ont dévoilé une plaque au Mémorial des Hollandais de Vieux Grand Port. Sur ce monument simple, au-dessus des eaux brunes de ce fond écarté de la baie de Mahébourg, une inscription légende l’effigie d’un personnage en collerette affichant un regardtriste et hautain : « Ici, aux environs du 20 septembre 1598 des marins hollandais sous les ordres de Wysbrand Van Warwick ont mis les premiers pieds à terre et nommèrent l’île Mauritius ». À proximité, les nouvelles armoiries de « Zeeland », « Holland » et « Amsterdam » renvoient à celles qui furent clouées à un arbre par les premiers arrivants (qu’on voit très distinctement sur le dessin naïf de leur installation). Plus loin sur la route, une seconde plaque incrustée dans un bloc de pierres célèbre l’introduction à Maurice de la canne à sucre par les Hollandais, qui l’avaient ramenée de Java, « vers décembre 1639 ». 

C’est au village de Vieux Grand Port, à l’endroit dont les premiers occupants avaient fait leur base, appelée Port Sud-Est, que se situent les seules ruines hollandaises. En face de l’école, et au pied de l’église, ces vestiges restés longtemps anonymes ont retrouvé une identité avec l’aide des Pays-Bas. Surplombant l’ensemble du site, on reconnaît une grande bâtisse et, en contrebas de celle-ci, une maison et peut-être une réserve. Retapée, cette dernière construction abrite à présent un petit musée. Le bâtiment principal surprend par sa dimension, d’environ soixante mètres de long sur trente de large. Cet édifice rassemblait les magasins, les bureaux et le logement du gouverneur de la troupe hollandaise. Noircies, les pierres font songer aux incendies qui marquèrent le départ des Hollandais en 1709. Non loin, la « Tour des Hollandais » fut la première ruine restaurée de Vieux Grand Port. Mais on apprend que cette tour ronde fut en fait élevée plus tard par les Français pour servir de guet. 

L’historien et écrivain mauricien Robert Edward Hart a publié en 1921 un ouvrage précisant l’origine des noms de lieux de l’île Maurice. On parla longtemps de la « Plaine des Hollandais » autour de Vieux Grand Port, de l’« Enfoncement des Hollandais » au lieu de la propriété sucrière Ferney et la rivière Champagne avait jadis pour nom « rivière des Hollandais ». Aux environs de Bel Mare, un ancien trou d’eau est toujours pris pour le « puit des Hollandais ».

La recherche du bois d’ébène fut l’occupation principale des émigrants employés de la compagnie des Indes. Elle les amena à s’étendre plus au nord. Les noms de Flacq et Poste de Flacq, deux agglomérations voisines, viennent de « noortwyk vlakte » (la plaine du nord). Les Hollandais pratiquèrent un peu d’agriculture et d’élevage. Ils édifièrent un moulin, une scierie et une boulangerie. Ils firent venir des cerfs de Java - par un retour de l’histoire, ces cerfs ont servi à relancer l’espèce en Indonésie. 

Le gouverneur Peter Both baptise l’un des pitons dominant Port-Louis. Les circonstances de son naufrage sont connues : pris dans une tempête, le navire qui rentrait de Batavia en Hollande fut drossé contre la barrière de corail, au sud de Port-Louis. Il ne semble pas cependant, contrairement à l’opinion courante, que l’appellation « Baie du Tombeau » qui baptise le lieu, renvoie à ce drame. Selon Robert Edward Hart, le corps de Peter Both ne fut jamais retrouvé. Il cite en revanche le témoignage d’un capitaine français, La Rocque, qui conduisit son vaisseau La Curieuse dans ces eaux en octobre 1709. « En tirant vers le bord de la mer, nous trouvâmes à côté d’un petit ravin un fort beau tombeau en pierre taillée, couvert d’une table de marbre avec une inscription qui nous apprit que c’était le tombeau de la femme d’un général hollandais qui était morte en cette isle en allant aux Indes ». Tout a disparu depuis. 

Au nord-ouest de Maurice, l’île d’Ambre tient aussi son appellation des Hollandais qui y récoltaient l’ambre rejeté par la mer. L’origine du nom des plaines Wilhems, qui occupent la partie centrale de Maurice, est plus douteuse. Les Wilhems, deux frères fermiers, seraient restés après l’abandon de la colonie par leurs compatriotes. Mais R. E Hart rapporte, citant cette fois l’abbé Davelu, préfet apostolique des îles de France et de Bourbon au XVIIIe siècle, que les Français ne trouvèrent en s’installant à Maurice en 1721 qu’un seul « habitant » : un allemand nommé Wilhem Lechenig, qui s’établira ensuite dans le sud de l’île Bourbon, où ce nom, à peine altéré (Leichnig), est toujours bien connu.

« Le 18 au matin, on fit nager deux canots vers la terre, l’un desquels découvrit un beau port, qui pouvait contenir plus de cinquante vaisseaux à l’abri de tous les vents, avec un fond de bonne tenue… » La Relation du second voyage des Hollandais aux Indes orientales de l’amiral Wysbrand Van Warwick, parue en 1754, raconte dans le détail l’aventure de l’escadre partie d’Amsterdam le 1er mai 1598. Les cinq navires ont été dispersés au large du cap de Bonne-Espérance. Suivant un cap nord-est, trois d’entre eux redécouvrent une île inhabitée ; en fait « l’île du Cygne » des Portugais. Après l’avoir nommée Mauritius, Warwick reprend la mer le 3 octobre pour rejoindre Bantam (Java). 

Sur la route de Java, de Ceylan et des comptoirs indiens, les flottes hollandaises prennent l’habitude de relâcher dans le « beau port » de la baie de Mahébourg. La Compagnie unifiée des Indes orientales décide l’occupation en 1638 - avant la fondation du Cap - pour consolider la route commerciale des épices dont elle a ravi la maîtrise aux Portugais. Les épices de l’Orient ont d’abord fait la fortune des Portugais. Ils ont ouvert dès 1501 à Anvers une bourse aux épices où la partie nord de l’Europe vient s’approvisionner. Un commerce très lucratif pour les marchands du Plat Pays.

Médecines, parfums, saveurs, raffinements… Les épices étaient recherchées par toute l’Europe. Importées d’Asie, elles pénétraient le Moyen-Orient par la voie terrestre des caravanes jusqu’à la Méditerranée où les marchands égyptiens, phéniciens, puis vénitiens s’approprièrent tour à tour l’acheminement de ce trésor à l’Europe des grands froids. Acheté trois ducats à Calicut, le quintal de poivre était vendu quatre-vingts ducats à Venise ! Les expéditions rapportaient jusqu’à quatre cents pour cent de bénéfices ! En ouvrant une route maritime directe entre l’Europe et l’Inde, les Portugais prirent possession d’un filon d’or. Mais les Espagnols, encore plus avides, accaparèrent les énormes bénéfices du commerce en annexant le Portugal en 1580. 

Dressés contre l’Espagne catholique, les marchands des églises réformées de Hollande décidèrent d’aller chercher eux-mêmes les épices aux Indes. Ils financèrent la construction d’une puissante flotte de commerce et de guerre. Elle imposa sa loi sur la route des Indes en neutralisant, l’un après l’autre, les postes et comptoirs portugais disséminés le long des côtes (à l’exception de la place forte de Ilha de Moçambique). Les marchands hollandais firent davantage en organisant à grande échelle sur place, à Ceylan et dans les îles de l’arc indonésien, la production des épices : poivre, girofle, noix de muscade, cannelle, etc. Des îles furent spécialisées dans la culture de telle ou telle épice. Les plantations étaient sévèrement gardées afin d’empêcher toute fuite de graines ou de plantes. Les révoltes indigènes étaient férocement réprimées. Centre de stockage et d’expédition, Batavia fut fondée en 1619 et l’escale du Cap en 1652. Jusqu’à quarante vaisseaux de guerre hollandais étaient positionnés en mer des Indes pour défendre les colonies et protéger les convois. 

Le contrôle rigoureux des productions permettait de maintenir des cours élevés en Europe. Les épices devinrent l’enjeu d’une guerre secrète pour briser le monopole hollandais. La France étant leur premier débouché, les Français s’activèrent à l’instar du botaniste espion Pierre Poivre, intendant des îles de France et de Bourbon (Maurice et La Réunion), qui, déjouant la surveillance hollandaise, parvint à se procurer des plants de plusieurs épices, dont le girofle. Outre l’épuisement des guerres continuelles, c’est, leur monopole rompu, la chute des cours des épices en Europe qui mit un terme à la domination hollandaise dans l’océan Indien. Combattus en Europe et en Asie, les Hollandais se replièrent dans leur bastion indonésien et n’en sortirent plus. La voie était ouverte aux nouveaux rivaux de la scène mondiale, les Anglais et les Français.

Les marchands flamands ne donnèrent jamais à leur possession mauricienne les moyens de prospérer. Deux tentatives d’implantation tournèrent à la déroute et au cauchemar. Deux échecs surprenants, en complète contradiction avec l’efficacité hollandaise de l’époque. Hormis l’utilité d’un point de ravitaillement pour ses navires, la compagnie néerlandaise des Indes ne verra qu’un seul attrait à l’île Maurice : l’ébène. Les Hollandais sont responsables de la disparition des ébéniers dont il ne reste de rares spécimens qu’en montagne dans des bois éloignés. 

En 1652, les cent soixante Hollandais de l’établissement sont à bout de souffle. Ils survivent dans des huttes qu’ils doivent reconstruire après chaque cyclone. Etant employés de la compagnie, et non colons, ils ne possèdent rien en propre et n’ont aucune liberté pour agir. Ils sont découragés. Les cyclones et les pluies, ainsi que les singes et les rats ramenés par les navires et qui pullulent, ravagent les cultures. Une partie du bétail est dispersée. La moitié des esclaves malgaches s’est enfuie dans la forêt. Une dizaine de criminels hollandais, sortis des geôles de Batavia pour trimer à Maurice,  pille les exploitations pour survivre. Il n’y a plus de discipline. L’île est abandonnée une première fois, en pleine disette, en 1658. 

C’est la quête de l’ébène qui décide les marchands de Hollande à renouveler l’expérience en 1664, l’année où la Compagnie française des Indes orientales reçoit la concession de l’île voisine de Bourbon. Mais cette deuxième tentative n’a pas plus de succès. Durant cette seconde période, les Hollandais massacrent les dernières tortues et font rôtir les derniers dodos. Des essais prometteurs de cultures sont entrepris, mais, pour mettre l’île en valeur, les gouverneurs successifs réclament des bras en vain à l’établissement du Cap dont ils dépendent. Mauritius est délaissée au profit des grandes plantations asiatiques et de l’occupation de l’Afrique australe. Les Hollandais verront ainsi leur échapper le potentiel de la canne à sucre.

On sait aussi qu’une épidémie décime le bétail et qu’un cyclone particulièrement violent détruit les installations, sucrerie, distillerie, scierie, habitations, achevant de démoraliser les occupants. Et la disette frappe à nouveau, obligeant au rationnement. La compagnie décide l’évacuation définitive en 1706. Le dernier contingent hollandais quitte l’île Maurice le 17 février 1709 après avoir incendié ce qui restait encore debout. Il laisse à la forêt les esclaves échappés et à leurs fermes les deux frères Wilhems et le nommé Lechenig… Et pendant douze ans, jusqu’à l’arrivée des Français en 1721, arbres à fruits et légumes transplantés d’Asie, dont le pamplemousse, pousseront en toute liberté.

 

 

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