Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Le nouvel âge d'or de Pondichéry

Une autre fois, c’est devant le siège de l’Alliance française, avenue Goubert sur le front de mer, que s’agglutine une petite foule pour tenter d’apercevoir les acteurs.

Dans une rue du quartier indien de Pondichéry (Puducherry), une maison traditionnelle tamoule convertie en maison d’hôtes (guest house).  Son propriétaire est Anglais. Il appartient à une famille restée en Inde après l’indépendance en 1947 et venue s’installer à Pondichéry. Son fils John - père anglais, mère française, parlant trois langues avec le tamoul - précise : « Le mobilier de bois sculpté meublant le coin salon est lui aussi d’origine. Mon père a tenu à entretenir et conserver cette maison telle qu’il l’a trouvée. » 

L’habitation tamoule traditionnelle se caractérise par une grande pièce centrale qui ressemble à une sorte de cour intérieure, encadrée par des piliers de bois - ici rouge vif, polis et légèrement bombés. Toutes les autres pièces - vestibule, chambres, cuisine, etc. - donnent sur elle selon un ordonnancement établi par la tradition architecturale, de même que l’escalier menant au toit en terrasse. La lumière naturelle qui l’éclaire tombe du haut. Elle est en effet surmontée d’un toit en forme de kiosque qui la protège des intempéries tout en laissant l’air et la lumière libres de circuler. On se croirait dans un décor et, la veille, une équipe de tournage a effectivement planté sa caméra dans cette pièce pour filmer une scène d’un des feuilletons interminables à l’eau de rose qui font les délices des chaînes de télévision tamoules. 

Il n’est pas rare à Pondichéry de croiser des équipes de tournage. Tant du côté de la ville blanche (le vieux quartier français) que de celui du quartier tamoul (autrefois appelé “ ville noire “), Pondichéry est prisée pour son cadre et son architecture préservés. Une autre fois, c’est devant le siège de l’Alliance française, avenue Goubert sur le front de mer, que s’agglutine une petite foule pour tenter d’apercevoir les acteurs. L’Alliance française de Pondichéry loge dans un ancien hôtel particulier typique de l’architecture coloniale des grands hôtels particuliers datant de la reconstruction du quartier français à la fin du XVIIIe siècle, ou s’en inspirant : jardin intérieur, galeries à colonnes, blancheur de l’édifice...  

Ville blanche, ville noire : des deux anciennes expressions du temps colonial, celle de “ ville blanche “ a conservé une pertinence en raison de cette blancheur des murs. Avec l’ocre, le blanc est clairement la marque prééminente du quartier historique français. Et ce n’est pas un hasard si Pondichéry a conservé cette empreinte qui en fait de nos jours un lieu unique en Inde. Avec le soutien des autorités indiennes, de la France, de l’Europe et de l’Unesco, la ville fait l’objet d’un projet de restauration de bâtiments anciens. Un programme en grande partie inspiré par l’association indienne nationale de défense du patrimoine INTACH (Indian National Trust for Art and Cultural Heritage). 

En 2006, 1 197 bâtiments d’origines tamoule et française avaient été recensés pour leur valeur patrimoniale. Ainsi côté tamoul, des commerçants ont été incités à restaurer les façades de leurs commerces, de même que des propriétaires de vieilles maisons, à restaurer leurs demeures. Coté français, la ville blanche a comme reçu un coup de jeune dont les sièges des institutions françaises (l’Alliance française, l’Institut français de Pondichéry, l’Ecole française d’extrême orient), les hôtels de charme (Hôtel de l’Orient, Hôtel Dupleix) ou encore l’église Notre Dame des Anges sont les réussites les plus remarquables. Sans oublier bien évidemment le magnifique palais du gouvernement de Pondichéry, ancien palais des gouverneurs du comptoir français, le Raj Niwas, ainsi que son voisin, le Cercle de Pondichéry, institution de l’ancienne bourgeoisie coloniale, bordant le parc Bharati. 

Cet étonnant jardin public à la française occupe l’ancienne place du gouvernement. Il fut aménagé sous le Second Empire à l’emplacement du fort bâti par le fondateur de Pondichéry, François Martin, en 1699. Au cœur de la ville blanche, de nombreux Pondichériens y prennent du repos à toute heure du jour, allongés dans l’herbe ou sur les bancs des allées. Au centre, un arc monumental datant de Napoléon III rayonne d’un blanc pur. Il abrite une fontaine. « Ce monument célèbre la mémoire d’une Intouchable, Aayi, dont le gouverneur Dupleix, un jour qu’il était assoiffé, avait accepté l’eau sous le regard médusé de ses soldats indiens » raconte, admiratif, Joseph, Pondichérien enseignant de français, guide à ces heures. 

Ce qui fait aussi le charme de la ville blanche de Pondichéry, c’est de voir comment la population indienne a adopté ce quartier pourtant si différent dans ses références culturelles. Il faut dire que celui-ci ne lui a jamais été fermé. Les Indiens ont toujours habité en assez grand nombre aux abords immédiats du quartier colonial français. Cette proximité, avec la liberté d'aller et venir, a contribué à façonner “ l'esprit ” du quartier. Contrairement à l’impression que donne l’atmosphère assoupie de la ville blanche, Pondichéry est aujourd’hui plus vivante que jamais. En ce sens on peut parler de l’époque contemporaine comme d’un nouvel âge d’or au regard du passé de la ville qui fut détruite par les Anglais et maintenue dans l’isolement pendant deux siècles, jusqu’à son retour à l’Inde. Impossible d’échapper à l’histoire ici, car tout y renvoie. La légende de Pondichéry puise sa source dans le rêve d’une Inde française, né et mort sous le règne des Bourbons. Il en est restée une poignée de comptoirs qui, en enlevant les périodes d’occupation hollandaise et anglaise, auront vécu dans le giron de la France pendant 242 ans, entre 1674 et 1954, date de leur rétrocession à l’Inde. 

Face au golfe de Bengale, à 160 km au sud de Chennai (ex-Madras), l’Union territoriale de Pondichéry (480 km2) a un statut d’Etat lui conférant une certaine autonomie administrative. Elle inclut également les autres anciens comptoirs français du Sud de l'Inde : Karikal, Yanaon et Mahé. L’attachement des Pondichériens à leur identité au sein de l’Union Indienne n’est pas un vain mot. La ville compte 200 000 habitants (800 000 sur l’ensemble du territoire). Une dizaine de milliers ont la nationalité française. Quarante-trois pour cent sont chrétiens. Les religions s’y côtoient paisiblement, et c’est une autre marque qui distingue la cité.

Sous le règne de la Compagnie française des Indes orientales, le commerce des tissus fit la prospérité et le prestige de Pondichéry dans la France du XVIIIe siècle, qui découvrait la matière du coton, plus fine que la laine des moutons. Les tissus indiens étaient tellement prisés que la rivalité entre Français et Anglais se manifesta d’abord dans la concurrence acharnée que se livrèrent Pondichéry et Madras (la base anglaise) pour attirer les artisans tisserands tamouls dans leurs murs. En 1756 éclate la guerre de sept ans avec l’Angleterre. Pondichéry tombe à la fin de 1761 au terme d’un siège d’une année de bombardements quotidiens. Et c’est un huguenot, Lord Pigot, issu d’une famille d’origine française émigrée en Angleterre, qui fait raser la ville blanche. Il n’en resta pas un mur debout, dit la chronique. La ville blanche sera rebâtie deux ans plus tard, sous l’occupation anglaise, et Pondichéry reviendra à la France en 1816 dans le cadre du traité de Paris mettant un terme définitif à l’ère napoléonienne. Mais elle ne retrouvera jamais son lustre. Les Anglais y veillent en l’isolant. Au XIXe siècle, la cité profitera des recrutements de travailleurs indiens pour les plantations de cannes à sucre des Mascareignes et des Antilles. Mais rien de majeur n’éveillera la petite cité jusqu’à son retour à l’Inde, décidée en 1954 et intervenue en 1956. Depuis, Pondichéry a connu l’explosion démographique et économique du sous-continent indien avec un doublement de sa population en vingt ans. La création de l’université en 1985 et, en 2000, de collèges médicaux réputés est à l’actif du renouveau du Pondichéry d’aujourd’hui.

Le vieux Pondichéry a la forme d’un œuf vertical dressé, la pointe vers le haut, en bordure de la côte de Coromandel. Cet ovale est quadrillé de rues se coupant à angle droit, selon le modèle des villes coloniales à travers le monde. Le quartier indien occupe la partie gauche de l'œuf, approximativement les deux tiers de sa surface. La ville blanche s’étend sur l’autre tiers, côté mer. Aménagé à partir d'un ancien ruisseau, un canal fait office de frontière symbolique car aucune démarcation, ni aucune interdiction de circuler, n'a jamais séparé les deux parties de la cité.

Dans les rues plantées d’arbres de la ville blanche, piétonnes de fait car le plus souvent désertes, un air de France plane, étrange et attachant. Une mémoire de la vieille colonie du XVIIIe siècle que perpétue les anciens hôtels particuliers sous leurs fonctions actuelles (mairie, lycée, hôtels, institutions diverses, etc.). Les hauts murs peints de blanc et d’ocre forment des façades continues percées de portails de bois parfois imposants. Entrebâillés, ils laissent entrevoir des jardins, des cours fleuries, des vérandas ombragées, des bassins... Derrière leurs volets ou leurs stores baissés, les demeures aristocratiques ont conservé une noblesse discrète. Une nonchalance silencieuse, une langueur communicative, s'exercent sur le passant.

Des personnages historiques donnent leurs noms aux rues. François Martin, fondateur et premier gouverneur de Pondichéry jusqu’à sa mort en 1706. Jean-François Dupleix, grande figure historique de la cité, gouverneur à son apogée, de 1742 à 1754. Laly Tollandal, officier d’origine irlandaise exécuté en France en 1766 pour trahison après la chute de Pondichéry. Ananda Ranga Poullé, grand commerçant et chef de la communauté tamoule sous Dupleix. Sri Aurobindo, philosophe indien indépendantiste réfugié en 1910 dans l’enclave française. Baradiar, grand poète indien, également réfugié à Pondichéry pendant 10 ans au début du XXe siècle. Edouard Goubert, figure politique locale du XXe siècle qui baptise la grande avenue du front de mer. Plus contemporaine, une troisième teinte orne les murs de Pondichéry : le gris, la couleur de l’ashram Sri Aurobindo, propriétaire d’une partie du nord du quartier français ainsi que d’un grand établissement hôtelier à l’extrémité sud du front de mer. 

Le contraste avec la foule et le tonus de la ville indienne est frappant. Comme dans toute ville de l’Inde, les artères commerçantes principales, Mahatma Gandhi Road et Nehru Street, donnent l’impression d’attirer la population entière. Le cœur de cette vie bouillonnante palpite au marché Goubert. On s’enfonce littéralement comme dans un sous-sol dans ce labyrinthe d’étroites allées regorgeant d’odeurs, de bruits, de couleurs, de mouvements. Le grand quadrilatère est organisé avec des zones bien définies : épices, fruits et légumes, fleurs, quincaillerie, colifichets, tissus, marché aux poissons, textiles, etc. On s’y repère grâce à la tour de l’horloge au pied de laquelle officient des tailleurs au milieu de rouleaux de tissus multicolores, dignes successeurs de leurs ancêtres tisserands. 

Les maisons tamoules traditionnelles, qu’on reconnaît à leurs façades à auvent soutenues par de fins piliers, se découvrent au gré des flâneries à travers le quartier indien. Quelques vaches vagabondent par les rues et les ruelles, broutent les déchets verts du marché, se reposent à l’ombre des bâtiments. Des échoppes déroulent leurs étalages et des magasins plus modernes perpétuent la tradition commerciale de Pondichéry. Des temples hindous, un temple jaïn, des églises, une mosquée. Chaque jour, une petite foule, mains jointes, se presse devant le temple Arulmigu Mana Kula Vinayagar, dédié à Ganesh, où un éléphant bénit les fidèles avec sa trompe. Dans Lal Bahadur street, un des axes transversaux de Pondichéry, la librairie des éditions Kailash propose un large choix de livres et de cartes en français (à retrouver également à Paris, 69, rue Saint-Jacques).

D’autres rues, de plus en plus résidentielles, de moins en moins animées. Les voies semblent rétrécir à mesure qu'on s'éloigne du centre commerçant. On ne croise plus bientôt que de rares personnes dans les petites “ rues de la conversation “, comme on appelle les venelles aux balcons qui se font face à deux ou trois mètres de distance, où les rickshaws ne s’aventurent qu’avec précaution. 

Le soir ramène les Pondichériens vers la ville blanche, sur la Promenade, le grand front de mer qui fait la fierté de la cité. A l’approche du crépuscule, il y a foule pour contempler une mer remuante, inhospitalière, battant les rochers auxquels s’adosse la plage de sable. Au centre de la Promenade, sous sa rotonde, la statue de Gandhi sert de terrain de jeu aux enfants. Dans le vent tiède, les saris volent. Les marchands de sucreries ambulants sont assaillis. C’est une sortie populaire et colorée en famille, entre amis ou en couple en quête d’une grande bolée d’air frais marin.

Aménagé dans l’ancien bureau du port, comme le montrent d’anciennes photos, Le Café avec sa terrasse à la française ne désemplit pas. Une autre institution symbolique du Pondichéry d’aujourd’hui. La foule déambule le long du kilomètre et demi de cette avenue de bord de mer jusque tard dans la nuit, accompagnée, à l'heure des concerts, par les sonorités méditatives d’un raga du soir. 

 

 

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