Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

L'appel des forêts

De nombreux oiseaux y trouvent leur bonheur et le font savoir. En dehors de Cacou, quels meilleurs conseillers suivre ?

Affable, énergique, passionné par la forêt, Frantz Ledoyen, 39 ans, est surnommé “ Cacou ” par ses amis. Cacou fait partie de la dernière dizaine de “ tisaneurs ", savants des bois connaissant les plantes et les préparations (infusions, décoctions, macérations) qui apaisent, soulagent, guérissent. Il possède en mémoire une véritable encyclopédie de la forêt réunionnaise. Un savoir reconnu. Participant à la réalisation de la pharmacopée de La Réunion, Cacou a déjà piloté sur le terrain pharmaciens et biologistes. 

Car tout se passe sur le terrain, à l'Entre-Deux, sur des chemins épousant les versants des canyons où s'accroche une nature insoumise. Guide officiel “ pays ", Cacou conduit des randonnées en forêt par les ravines secondaires alimentant par temps de pluie le majestueux Bras de La Plaine aux remparts colossaux. Nous sommes là au cœur des bois de moyenne altitude (autour de 800 mètres) où prospère un biotope incroyablement riche d'arbres, d'arbustes et de plantes, associant des espèces endémiques et colonisées. Cacou en connaît le détail, de la plus mince des pousses sorties de terre à l'arbre le plus grand et touffu. 

« J'ai grandi dans le milieu forestier. Je tiens ma connaissance de la forêt de mon père, qui la possédait lui-même du sien et ainsi de suite… J'avais huit ans quand mon père m'a emmené pour la première fois en forêt. On partait à deux heures du matin pour monter à 1800 mètres jusqu'à la forêt primaire d'altitude. Si le jour n'était pas levé à notre arrivée, on l'attendait à l'orée de la forêt. Pour me mettre à l'épreuve, mon père me disait : tu vois cet arbre là-bas, tu vas m'en ramener des feuilles. Si je revenais bredouille, il me renvoyait. Trouve-le ! J'ai appris de cette façon. » 

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Cacou raconte la forêt. Le raisin marron, devenu l'une des principales pestes végétales actuelles de la forêt réunionnaise, fut planté au temps de l'esclavage autour des plantations pour empêcher les esclaves de s'enfuir (les feuilles sont piquantes). Il a essaimé partout dans l'île. Le bois du rempart, à la sève toxique, saoulait les ébénistes qui travaillaient son bois. Le croce blanc ne fleurit qu'après le passage d'un cyclone. Le goyave " marron " (marron, fuyard) change d'écorce en permanence. Le bois de Judas est tellement lourd qu'il faut s'y mettre à plusieurs pour soulever ses billots. Le bois d'Olive ressemble à l'olivier et son fruit ressemble également à l'olive. Le café marron est le caféier endémique de la Réunion. Le bois de nèfles, à ne pas confondre avec le néflier, connaît sa première floraison au bout de cent ans ! La liane bœuf est un poison : « Une feuille tue un bœuf » dit-on. Longues chevelures pendant des branches, la barbe de Saint-Antoine sert d'indicateur de pollution. « Lorsqu'elle est morte, c'est que la forêt est polluée. » Quant au bois mussard, le plus célèbre des chasseurs d'esclaves en fuite du XVIIIe siècle, François Mussard, avait taillé sa canne de marche dans ce bois très solide.

L'énumération n'en finit pas. La forêt prend une tout autre dimension quand elle est décryptée. Elle dévoile la Réunion d'autrefois, celle des époques reculées où tout - nourriture, médecine, outils, bois d’habitations et mobilier… - devait être puisé dans la nature. Et encore ne s'agit-il ici que de l'un des milieux forestiers de la Réunion. 

Il ne faut pas dire en effet la, mais les forêts de La Réunion. L'île est un concentré de diversité biologique. Au point que la plus extraordinaire des forêts réunionnaises, la jungle humide et fraîche de Bebour, est recensée par l'Unesco parmi les vingt-cinq biotopes uniques au monde. La concentration exceptionnelle d'espèces endémiques s'explique par la position de cette forêt atypique dans le fond comblé d'un ancien cirque (cratère) entre Cilaos et Salazie, quotidiennement arrosée à 1 500 mètres d'altitude. 

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Les forêts de Bébour et de Bélouve sont deux massifs mitoyens. Leurs noms sont des transcriptions phonétiques de mots malgaches. Les sentiers de randonnées et de promenades dégagés à travers cette masse végétale de 5000 hectares reprennent en effet en grande partie des voies ouvertes au XVIIIe siècle par des esclaves " marrons « , principalement malgaches, qui s'y réfugiaient. 

Deux espèces symbolisent l'originalité de ce milieu forestier : le tamarin des hauts, arbre emblématique de la Réunion, dont des spécimens vieux de plusieurs siècles ont été découverts, et la fougère arborescente au port de palmier, atteignant jusqu'à dix mètres de haut. Cependant, il faut distinguer entre la forêt très humide de Bébour et celle, qui l'est moins, de Bélouve. En simplifiant, on dira que les fougères arborescentes poussent à Bébour et les tamarins à Bélouve.

Les Anglais doivent être davantage sensibles aux forêts. Parmi les premiers explorateurs de l'île, ils sont les seuls à avoir été d'abord frappés par cette couverture édénique. Commandant du Pearl, Samuel Castelton témoigne en 1613 : « L'île est toute boisée ; aussi l'ai-je dénommée England's forest. » Thomas Herbert, autre commandant, en 1625 : « Elle est partout verte et agréable, partout agréablement revêtue d'une belle livrée particulièrement de plusieurs sortes d'arbres dont la hauteur est admirable et le branchage plus épais qu'en aucun autre lieu du monde. » 

La Réunion est une île jeune (trois millions d'années), vivante comme le prouvent les rubans de lave qui font la grandeur du paysage de la forêt littorale du Brûlé au pied du volcan de la Fournaise. « Une végétation originale s'est développée à partir des graines apportées par le vent, les oiseaux et les courants marins. Beaucoup d'espèces ont évolué pour donner naissance à de nouvelles espèces. Divers types de formations végétales se différencièrent (…), puis subirent elles-mêmes une évolution » indique un précis de l'Office national des forêts (ONF) qui protège ce milieu exceptionnel.

C'est alors que les hommes arrivent, coupant la forêt, couvrant l'île de cultures, introduisant des végétaux importés d'Europe, d'Amérique, d'Afrique, d'Asie. Les botanistes avancent les données suivantes : sept cents espèces végétales supérieures étaient présentes avant l'arrivée de l'homme, mille ont été introduites par lui, dont quatre cents se sont propagées dans la nature. 

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Devant le spectacle actuel des champs de cannes à sucre, on a du mal à imaginer la Réunion forestière des origines. La forêt des bas de l'île a été entièrement rasée. Néanmoins, il est possible de sentir l'atmosphère des forêts disparues. Une portion de l'une d'elles a survécu dans l'extrême est de la Réunion : la forêt de Mare Longue. La réserve naturelle de Saint-Philippe-Mare Longue, créée en 1981, est un reste des bois de couleurs qui couvraient autrefois toutes les régions au vent jusqu'au 800 mètres d'altitude. Blanc, noir, rouge : la notion de bois de couleurs se comprend aisément ici. Grand et petit natte, bois de rempart, bois de fer, bois de cannelle, tan rouge, bois de pomme, takamaka, bois noir : rien que des bois précieux à admirer. Sur le sentier botanique de l'ONF, de petits pupitres rouges indiquent les noms des arbres, rien d'autre n'a été touché et l'impression de pénétrer dans un sanctuaire est intacte. 

La forêt réunionnaise réserve d'autres enchantements nourris de fraîcheur et du saupoudrage du soleil sur la nature ombragée. L'un de ces décors, qu'on trouve en montagne, dispose artistement au pied des arbres une pelouse d'un vert lumineux donnant à la forêt un air alpin. On le retrouve en particulier dans les forêts primaires du Maïdo, du Benard, du Tevelave qui forment un immense massif forestier bien ordonné sur les pentes supérieures de l'Ouest réunionnais, entre 800 et 1 500 mètres d'altitude. 

Dans cet énorme massif se remarquent les formes blanches, torturées, des tamarins des hauts et celles des cryptomerias du Japon au port altier. Deux bois très utilisés localement en ébénisterie et menuiserie. Les cryptomerias du Japon sont des conifères introduits dans l'île dans les années cinquante. Ils constituent à présent de beaux bois au sein des forêts, droits, solides. Ils se rencontrent dans les hauts de l'Ouest et de Saint-Denis, sur le chemin de la forêt de Bebour, à Salazie et Cilaos, aux Makes, sur les remparts de la plaine des Palmistes et les pitons de la plaine des Cafres. 

Après avoir beaucoup coupé, les humains ont beaucoup replanté (2 200 hectares en quarante ans). Notamment une autre forêt, prometteuse, est en train de se développer à la frontière de l'Ouest et du Sud de la Réunion. Une forêt sèche de basse et moyenne altitudes. À partir de la fin du XIXe siècle, un million de filaos ont été plantés dans le sol sablonneux pour stabiliser les dunes de l'Etang-Salé. Un programme de reboisement, depuis 1988, a diversifié les essences et étendu la couverture forestière du littoral jusqu'à 1 200 mètres d'altitude. Si elle n'a pas l'exubérance colorée des forêts humides, la forêt de L'Etang-Salé a d'autres atouts. Elle est facile à parcourir, ensoleillée, chaude et pleine de senteurs. Ses pistes forestières offrent autant de parcours de promenades. De nombreux oiseaux y trouvent leur bonheur et le font savoir. En dehors de Cacou, quels meilleurs conseillers suivre ?

 

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