Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Au pays des cœurs simples

« J’ai appris à connaître le Mékong avec mon père, je sais où il faut passer. C’est un savoir oral, il n’y a pas de code établi de navigation. »

Lever du jour sur Luang Prabang, l’ancienne capitale royale du Laos. Au pied de la péninsule sur laquelle s’étend la cité, le Mékong roule des eaux brunes limoneuses sous une pluie fine. L’air est imprégné d’une douce fraîcheur. Le long du quai surplombant le fleuve, et dans les rues adjacentes, s’égrènent les façades des anciennes habitations et boutiques du temps du Protectorat français. Elles cohabitent avec des temples traditionnels ruisselant d’or et d’autres, plus anciens, à la pierre nue. 

Enveloppée d’une végétation tropicale aux fleurs éblouissantes, la petite ville charmante paraît refaite à neuf, ses rues aux trottoirs de briquettes rouges tout juste achevées, ses maisons pimpantes. On se promène à travers un festival d’architecture, coloré, agrémenté de verdure et l’on comprend pourquoi Luang Prabang est classée au Patrimoine mondial de l’Unesco depuis 1995.

A cette heure matinale, la rive du Mékong est presque déserte. Le moteur d’un tuk-tuk (scooter-taxi à trois roues) solitaire résonne dans le silence. En contrebas, de longues pirogues pontées, servant aux promenades sur le fleuve, sont collées l’une contre l’autre, formant un quartier flottant. Du linge pend à leurs fenêtres. Au bord du fleuve, un pêcheur en tunique, chapeau conique sur la tête, lance en l’air les arceaux d’un filet circulaire qui retombe dans l’eau. Sur l’autre rive se devine un monde rural derrière des fourrés luxuriants de bambous. A quelque distance, un long pont aux piliers et au tablier de bambous fait la liaison entre les deux rives. 

Pour le voyageur découvrant le Laos, ce pont prend l’allure d’un chemin initiatique menant au cœur de ses villages, de ses champs de riz, de ses montagnes et de ses forêts tropicales... Il n’est pourtant que provisoire. « Il n’en a plus pour très longtemps, précise le pilote du tuk-tuk dans un mélange d’anglais et de français. Avec la mousson qui arrive, les eaux vont l’emporter. Il est reconstruit chaque année. » Un autre pont identique permet de traverser la rivière Nam Khan, sur l’autre bord de la péninsule. Ces ponts permettent aux villageois d’accéder au centre-ville sans avoir à faire le tour jusqu’au pont de pierre principal à l’entrée de la cité. « Vous êtes allés au marché ? C’est de là que viennent les femmes qui vendent leurs produits. » Et durant la mousson ? « Quand elle est possible, la traversée se fait en pirogue. » 

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Mékong, Laos, Luang Prabang... Ces mots résonnent toujours comme un appel des lointains. Ni la guerre “ du Vietnam “ qui a frappé tout autant le Laos, ni la guerre civile qui lui a succédé, ni le régime socialiste qui en a résulté, ni la mondialisation actuelle, ni le tourisme qui reste mesuré, n’ont entamé la poésie du Laos. Sans doute le Laos a-t-il changé comme tous les pays du monde, mais il a gardé une douceur de vivre, fille de la culture bouddhique authentique. Aussi on ne vient pas seulement “ en vacances “ au Laos. On en repart avec le sentiment d’avoir appris quelque chose. Chaque pas, chaque monument, chaque décor, chaque rencontre, se vit comme une découverte, et parfois comme une leçon.

Dans l’Orient rêvé par les Français, le Laos a toujours occupé une place à part : celle du plus mystérieux des pays de l’Indochine. En 1930, revenant d’un périple à travers l’Asie, l’écrivain Pierre Billotey parle du  « pays des cœurs simples ». Le plus sérieusement du monde, il écrit : « Ceux qui y ont vécu ne parviendront jamais à l’oublier : toujours ils décideront d’y revenir. » Découvrir Luang Prabang en 2011, c’est découvrir le produit de cette séduction. Dans l’ancienne capitale historique du Laos, les Français se sont enivrés d’exotisme au contact des splendeurs de l’art bouddhique laotien. Il en a résulté un mélange rare, une harmonie née de la rencontre des deux cultures. 

Image célèbre : au point du jour, des files de moines en robe safran, ou rouge pour les moinillons, quittent les wat (pagodes) et défilent par les rues en tendant leurs sébiles à des femmes rangées sur les bas côtés. A chacun d’eux, elles font l’aumône d’une boulette de riz collant, base de l’alimentation traditionnelle laotienne. Il en est ainsi depuis des siècles. 

A cette heure, les marchandes des campagnes avoisinantes ont installé leurs étals et se sont assises, jambes croisées, sur le sol des ruelles où se tient le marché quotidien. Ce marché pittoresque se ravive à la nuit tombée autour des fumets de viandes grillées s’élevant des étalages qui les ont remplacées. 

Notre époque a ajouté à l’animation de Luang Prabang un marché touristique nocturne. Sous des tentes blanches, il égrène une sorte de féerie des temps modernes par ses éclairages et son foisonnement. Sur deux bonnes centaines de mètres, il occupe l’avenue principale, au pied des deux monuments phares de la cité. D’un côté le Mont Phousi, où temples, autels et statuaire racontent la vie de Bouddha le long de quelque quatre cents marches, dont la plus basse des terrasses surplombe l’avenue. En face l’ancien palais des derniers rois du Laos, transformé en musée national, qu’illumine les ors des animaux mythiques et des toits recourbées d’un temple neuf imposant, construit dans la plus pure tradition architecturale bouddhique. 

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Dans cet ancien palais, une statuette de bouddha est vénéré par le Laos entier. Elle est entourée d’autres représentations de la Sagesse suprême comme par une cour. C’est le Bouddha  d’Or, le Bouddha Prabang, le bouddha de Paix, datant du troisième siècle de l’ère chrétienne. Certains des grands apôtres du bouddhisme antique l’ont peut-être tenu entre leurs mains ! 

Dans le palais, la sobriété des appartements privés de l’ancienne famille royale contraste avec la magnificence des salles d’apparat. Sur les murs d’un salon, un bel ensemble de fresques compose un récit en images de la vie quotidienne laotienne en 1930. Cette œuvre, est signée d’un peintre méconnu, Alix de Fontereau, à l’évidence amoureux du Laos. 

Un peu d’histoire… Le Laos s’étire sur plus de mille kilomètres sur une surface de 236 800 kilomètres carrés. Les premières chefferies semblent avoir été constituées par des Thaïs originaires de Chine du Sud. Les royaumes qui se développent ensuite subissent l’influence des puissances voisines. Elles tendent néanmoins vers l’unification. Le pays devient une entité politique majeure avec le Royaume du Million d’éléphants (Lang Xang) au XIVe siècle. Sous l’influence culturelle khmer, le bouddhisme devient sa religion officielle. L’influence thaï prend ensuite le dessus en profitant des guerres de succession. Le Laos retrouve un rayonnement au XVIe siècle, étendant ses frontières sur la Thaïlande. Vientiane devient sa capitale. De nouvelles divisions amènent l’influence birmane sur le devant de la scène. Au XVIIe siècle, le pays connaît un nouvel âge d’or. Le pays se morcelle ensuite. Un soulèvement contre la domination siamoise aboutit en 1778 au sac de Vientiane au cours duquel les deux bouddhas les plus sacrés du Laos, le Bouddha d’Emeraude et le Bouddha d’Or, sont ravis. Seul le second sera restitué par le Siam. 

Profondément affaibli, le pays est la proie de raids de bandits chinois. Cette situation chaotique permet à la France d’étendre sa tutelle sur le Laos à la fin du XIXe siècle. Le Laos acquiert son indépendance en 1953. Dans les bouleversements entraînés par la guerre du Vietnam, le Pathet Lao, le parti communiste laotien, conquiert le pouvoir en 1975. Si le Laos demeure un régime politique de parti unique, un assouplissement s’est amorcé dans les années 1980. Il est aujourd’hui complet au plan économique et religieux. 

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La leçon se poursuit sur le fleuve mythique de l’Asie du Sud-Est, le Mékong. Sur un de ces longs bateaux de promenade qui remontent le fleuve en direction des grottes de Pak Ou. Au delà de ces grottes, un autre voyage commence : le Mékong se resserre et son cours devient plus tourmenté à travers les montagnes. Le bateau de promenade, lui, perce un fleuve large et massif. Parcouru de remous et d’obstacles, il réclame néanmoins une attention constante. Son pilote, Thiem, navigue entre rochers et bancs de sable qui émergent et dont certains sont cultivés à la saison des basses eaux. Sa jeune épouse enceinte l’accompagne. Ici et là, des piquets rouges plantés dans l’eau. Ils signalent la profondeur du fleuve dont le niveau « varie de cinq mètres de hauteur d’une saison à l’autre en période normale. En cas de crue, ça peut être beaucoup plus » annonce Thiem. « J’ai appris à connaître le Mékong avec mon père, je sais où il faut passer. C’est un savoir oral, il n’y a pas de code établi de navigation. » 

Massifs de bambous, villages en retrait des berges, monts et jungles en arrière-plan... Sous un ciel bleu et nuageux, un paysage typique de l’Asie tropicale défile le long des rives. « Les feuilles d’un vert vif des tecks signale l’arrivée de la saison des pluies » indique M. Oun, guide. Par endroit, quand son mouvement rapproche le bateau d’une des rives, un vacarme strident recouvre le bruit du moteur : le “ chant “ des cigales. « On les entend de mars à mai. Elles sont un autre signal de l’arrivée prochaine des moussons » informe-t-il. Les grottes de Pak Ou creusent une haute falaise dominant le Mékong. 

Ce sont les marchands qui, autrefois, remontaient le fleuve en direction de la Birmanie et de la Chine qui ont fait la célébrité de ces grottes. Ils avaient pour usage d’y honorer le bouddha en déposant une statuette pour implorer sa protection ou, au retour, le remercier d’un voyage sans incident. Aujourd’hui, des milliers de statuettes occupent toutes les cavités, toutes les anfractuosités, jusqu’au moindre recoin des grottes. Et la tradition est plus vivante que jamais. 

On remarque aussi, à l’entrée de la grotte la plus proche du fleuve, deux traits sur la voûte. Ce sont les marques des deux crues exceptionnelles de 1966 et 2008 ! Le fleuve, de près deux cents mètres de large, avait gonflé de plus de vingt mètres de hauteur !

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Le Laos est-il aussi méconnu que le croient les Laotiens ? A voir les touristes se presser dans les grottes, on en doute... Il est vrai que les grottes sont petites. Au restaurant Tum Tum Cheng, haut lieu de la gastronomie traditionnelle de Luang Prabang, au son délicat d’un joueur de xylophone interprétant des mélodies classiques laotiennes, un opérateur touristique local commente : « Le tourisme est devenu le premier employeur du Laos, devant l’énergie hydraulique et les mines. Avant la crise économique mondiale et les problèmes politiques en Thaïlande, la fréquentation atteignait deux millions de visiteurs dont un million de Thaïs. Ils sont en train de revenir. Mais voyez Luang Prabang, c’est une petite ville et, même en haute saison, personne ne se marche sur les pieds. »

De fait, le Laos échappe au tourisme de masse. Seule Van Vieng, à mi-chemin de la route reliant la capitale Vientiane à Luang Prabang (quatre cents kilomètres) prend des allures de station touristique. Et encore... Le nombre de guesthouses (maisons d’hôte) est passé de dix à cent en dix ans. Pour autant cette concentration n’enlève rien à la beauté du cadre qui s’étend sur l’autre rive de la rivière Song. 

Les montagnes karstiques composent un paysage sorti d’un rêve oriental. Les énormes sculptures naturelles de calcaire, en formes de pain de sucre, sont nappées de forêts. A leur pied s’étalent des rizières. Leurs sommets s’embrument au couchant, évoquant une nature pensive, propice à la contemplation. Une randonnée (de trente minutes pour la plus courte à quatre heures pour la plus longue), le long des rizières ou à l’intérieur de ces montagnes, laisse un souvenir éblouissant.  

Ces massifs calcaires sont percés d’innombrables grottes très profondes. L’une d’elles, site historique, se visite. C’est là que la population se réfugiait lorsque la cité était attaquée. Tout au long de son histoire, le Laos a souffert de ses divisions et de la convoitise de puissants voisins. Au Nord, la Chine. Au nord-Ouest, la Birmanie. A l’Ouest, la Thaïlande. A l’Est, le Vietnam. Au Sud, le Cambodge. 

Le Laos est le seul pays d’Asie du Sud-Est à n’avoir aucun accès à la mer. C’est aussi cette faiblesse géographique qui a permis à la France d’y prendre pied sous la forme d’un Protectorat. « Les Français nous ont laissé le pain et la pétanque… » disent les Laotiens en plaisantant, sous-entendant que la France n’a pas fait grand chose pour le Laos. Ils reconnaissent toutefois que cette période a permis de consolider le pays dans ses frontières actuelles.

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A Vientiane, sur la nouvelle promenade monumentale, en cours d’aménagement, du Mékong, on mesure combien la Thaïlande est proche. Sous le régime communiste, le fleuve séparait deux mondes. « Mais la nuit, il y avait tout un trafic, se souvient un vieux Laotien contemplant les travaux en cours, traduit par M. Oun. Des pirogues faisaient en secret la navette entre les deux rives. On n’arrête pas la vie. »

Avec sept cent mille habitants, le grand Vientiane rassemble dix pour cent de la population du Laos (sept millions d’habitants). Depuis la libéralisation économique du pays, la cité a explosé et ne cesse de s’étaler sur la plaine. L’urbanisme d’inspiration soviétique et chinoise, avec ses perspectives et ses édifices publics monumentaux, à la blancheur éclatante, renforce l’impression d’immensité que donne la cité. 

Il ne faut pas manquer cette étape. En dehors des temples, dont le fameux Wat Si Saket et ses 8 892 statuettes de bouddha placées dans des niches, Vientiane a l’aspect d’une ville moderne, plutôt  prospère, aérée, sans la pollution des mégalopoles asiatiques. Elle est agréable à parcourir, intéressante pour faire des achats. On est loin ici de la vie des campagnes. Signe des temps : l’aménagement des berges du Mékong a prévu un vaste espace en escalier dominant le fleuve. Il est tourné vers l’Occident, pour permettre d’admirer les couchers de soleil. 

 

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Voyage au centre des Hautes Terres