Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Le grand témoin des profondeurs

La première fois, je n’ai pas compris ce qui se passait, je ne savais pas ce que c’était, je n’en avais jamais vu. J’ai tiré le gombessa dans le bateau. Il s’est mis à cracher et j’ai eu très peur.

Au loin ! enfin ! Ntsaweni ! Noyés de sueur, Salim le pêcheur et sa vingtaine d’aides ont les yeux exorbités, rivés sur l’orée du village apparue à l’horizon de la route ! (Sur la côte nord-ouest de la Grande Comore, une longue ligne droite de quelque quarante kilomètres longe la mer à partir d’Itsandra.) Interpellés, ils en profitent pour souffler quelques minutes. Ils traînent de toutes leurs forces sur l’asphalte une lourde ébauche de coque de bateau, taillée dans un tronc d’arbre. Ils chantent pour se donner du courage...

« C’est un galawa » halète Salim. Derrière la grimace de l’effort, son visage rayonne. Ils sont de Ntsaweni, dit-il, et c’est sa pirogue qu’ils tirent. Il a choisi lui-même le manguier d’où elle naîtra. Une voiture se fait entendre, grossit et passe. Le groupe la suit des yeux. Aucun d’entre eux n’a les moyens de se payer un transport routier. Aujourd’hui comme hier, c’est à la force des bras qu’on tire le futur bateau jusqu’à son port d’attache. « Djedje ! » (salut) dit Salim, pressé de repartir. Ils saisissent la corde et tirent à nouveau. Le cortège s’ébroue, remplissant l’air de son chant...

Ce qui a changé, c’est qu’il faut aller de plus en plus loin et de plus en plus haut, du fait de la déforestation, pour trouver des arbres à pirogue. Il n’y en a plus autour de Ntsaweni. Au pied du massif de la Grille, la plaine paraît prostrée, rasée, accablée, prosternée. Minéral et broussailleux, le paysage n’est traversé que de rivières de lave ondulant jusqu’à la mer proche. Plus tard, sur la plage de Ntsaweni, les pêcheurs rassemblés sous un manguier voient déboucher d’une ruelle Salim et sa troupe ; le galawa dégrossi finit sur le sable. Tout le monde s’affale... « Quand il aura pris sa forme définitive, il y aura un repas, une fête, pour la mise à l’eau, tout le monde sera invité » avertit Salim, reprenant haleine, accoudé sur le sable.

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Aux îles Comores, à toute heure du jour, partout où les yeux se posent sur les flots, on est sûr de voir glisser sur l’eau une pirogue à balanciers, poussée à la rame par un ou deux pêcheurs ; image de paix, de lenteur, de fragilité, d’une tranquille persévérance devant l’obstacle de la mer, c’est-à-dire, ici, de la vie. Jamais de voile ; seulement, là encore, la force des bras. Le galawa est la silhouette familière, rassurante, du littoral comorien. La diversité des îles Comores se retrouve jusque dans ces esquifs. Deux types de pirogues coexistent en effet sans se croiser. « Utilisée à Ngazidja, la pirogue à deux balanciers vient de Zanzibar. La pirogue à un seul balancier, qu’on trouve à Anjouan et Mohéli, vient de Madagascar » situe Naguib Abdallah devant les galawas exposés dans la salle d’ethnologie, au sous-sol du musée de Moroni.

Tout comme avec Zanzibar, avec le grand voisin Madagascar, les liens sont ancestraux. Mais d’une tout autre nature. Les pirates malgaches, sakalava et betsimisaraka, ont grandement contribué à pousser les Comoriens dans les bras de la France. A la Grande Comore, on ne manque pas de citer le sacrifice des femmes d’Ikoni, qui se jetèrent du haut de la falaise plutôt que d’être enlevées... Des princes malgaches firent souche à Mohéli et Mayotte. Ils apportèrent avec eux leurs pirogues.

Quels qu’ils soient, tous les galawas sont façonnés à la main. Entre Chindini, pointe sud de Ngazidja, et le village d’Itsundzu, sur la côte sud-ouest, on peut facilement observer des fundis, des artisans, en train de travailler. Ils manient marteau et ciseau à bois en bord de route. Quelques adultes et des enfants sont toujours attroupés à les regarder faire. La forme grossièrement taillée et creusée dans un tronc d’arbre se transforme de jour en jour en une coque fine, effilée, d’un arrondi parfait. L’intérieur est évidé. Les parois amincies deviennent lisses au toucher. Réalisée dans une seule pièce de bois, c’est une œuvre de sculpture patiente et minutieuse. Le sculpteur avance dans sa tâche par petits coups précis, rejetant de fins copeaux de bois autour de lui. Il faut entre quinze jours et trois semaines pour parfaire un galawa, explique l’un d’entre eux.

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Cette côte n’est pas seulement intéressante pour ses artisans fabricants de pirogues. Le tombant du Karthala y domine un sous-bois forestier chaotique où s’emmêlent à profusion cocotiers, sagoutiers, manguiers, letchis, etc. À l’approche d’Itsundzu, le paysage change brusquement. Les arbres disparaissent pratiquement, annonçant la partie écroulée d’un volcan, un brûlé. Village isolé, très pauvre, Itsundzu est étalé à ses pieds, sur une ancienne coulée de lave. Un décor grandiose pare cette misère. L’effondrement volcanique est couvert d’un manteau buissonneux d’un beau vert sombre. Rien d’autre n’a repoussé sur la lave noire. L’amphithéâtre encadre de sa hauteur le semis des maisons et des huttes tressées en feuilles de palmiers, dispersées à même le sol de scories. C’est là, dans l’eau couleur de nuit qui lui fait face, que veille le plus vieux poisson de la Terre, revenant des premiers âges de la vie, un être digne de la fantasmagorie des Comores : le cœlacanthe.

S’il existe une mémoire des espèces, alors celle-ci a vu jaillir les volcans qui ont formé les Comores. Elle a suivi le fond des premières pirogues et des premiers boutres ayant abordé les îles ; peut-être sait-elle même qui sont les djinns ? Brun, gras, le corps recouvert d’une cuirasse de grosses écailles rondes, la gueule repoussante, lippue, d’aspect cruel, hérissée de dents, le regard vitreux et glacé : un cœlacanthe naturalisé est exposé au musée de Moroni. Il a le charme triste et las d’un monstre qui n’en veut à personne. L’animal est dans la réalité plutôt discret, stoïque, bonhomme même, sans agressivité en dehors de l’heure des repas. Il affectionne le noir complet de la nuit et des grands fonds. Il y voit, lui, à cette profondeur ; c’est l’heure où il sort.

Les pêcheurs qui passent la nuit en mer, allumant une petite lumière à l’avant de leurs galawas, le nomment gombessa. Ils le connaissaient bien avant que les zoologistes ne découvrent, éberlués, que l’espèce, qu’ils croyaient réduite à l’état de fossiles, était encore bien vivante ! On pensait le cœlacanthe disparu depuis soixante-dix millions d’années. Sa réapparition survint en 1938 au large de l’Afrique du Sud à la surprise générale. La scène se déroula sur un chalutier, à la hauteur de la rivière Chalumna, non loin d’East London. Le chalut ramena ce poisson inconnu. Il fut remis à une biologiste, Miss Courtenay-Latimer. Séchant sur l’identification, elle en fit le croquis et l’adressa à un spécialiste, JL.B. Smith, pour expertise. Miss Latimer, rivière Chalumna : le premier cœlacanthe revenu des profondeurs de la préhistoire reçut son nom de baptême, Latimeria chalumnae.

L’année suivante, les conclusions de Smith, développées dans l’ouvrage Old four legs : the story of cœlacanthe, firent sensation. Non seulement Smith confirmait l’existence du cœlacanthe, mais il en faisait rien moins que l’un des chaînons manquants de… l’humanité. D’après lui la position et la forme des nageoires ventrales du cœlacanthe révélaient une évolution animale majeure : l’apparition des pattes ! En dépit de sa surprise et de son scepticisme, la communauté scientifique dut se rendre à l’évidence : l’animal pêché appartenait bien à la famille des cœlacanthes, poissons primitifs dont les fossiles retrouvés sur terre faisaient remonter l’origine au dévonien inférieur, il y a trois cent soixante millions d’années ! On avait jugé l’espèce éteinte au crétacé, dans le même bouleversement qui fit disparaître les dinosaures.

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On se mit aussitôt en quête d’autres cœlacanthes. Un avis de recherche fut répandu, de village en village, jusqu’aux confins les plus reculés de l’océan Indien. Une récompense fut accrochée à la clé. Il attendit dix ans avant de recevoir une réponse positive : le 20 décembre 1952, un pêcheur d’Anjouan, Ahmed Hussein, remonte un second cœlacanthe dans son filet. Avertis de l’intérêt de la trouvaille, les pêcheurs anjouanais redoublent d’attention et un troisième spécimen est capturé en 1953, braquant durablement l’attention des scientifiques sur les Comores. Réalisée à Tananarive par une équipe française, l’expertise du poisson confirma l’opinion du professeur Smith ; l’espèce appartenait bien à la famille des crossoptérygiens. Mais Smith fut contesté dans ses conclusions. On fit valoir que la famille des crossoptérygiens s’était scindée en deux. Les cœlacanthiformes et les rhipidistiens. Or c’étaient ces derniers qui possédaient la narine interne qui ouvrit la voie du corps animal à la respiration de l’air…

Au contraire, le cœlacanthe est resté, à quelques détails près, identique à lui-même jusqu’à nos jours. Il n’a presque rien changé de sa morphologie, et c’est cette stagnation, à contre-courant de la thèse évolutionniste, qui intrigue justement. Le cœlacanthe vit dans les rochers entre trois cents et cinq cents mètres de profondeur. Il est ovovivipare - il ne pond pas ses œufs ; la gestation se fait dans le ventre de la femelle. L’œuf de cœlacanthe mesure jusqu’à dix centimètres et pèse jusqu’à quatre cents grammes : c’est l’œuf le plus volumineux chez les poissons. Les spécimens capturés montrent des animaux pouvant atteindre un mètre quatre-vingts centimètres de long et peser cent kilos. Le cœlacanthe n’est pas un voyageur. Il aime à rester près de ses rochers. Il nage pesamment, mais devient extrêmement vif à l’arrêt. Grâce à ses puissantes nageoires pectorales, il accomplit des rotations instantanées ! C’est sa botte secrète pour saisir ses proies.

Le gombessa est-il connu depuis toujours aux Comores ? C’est probable bien qu’aucune légende, ni récit particulier, ne se rapporte à ce poisson exceptionnel, ramené par intermittence dans les filets. Un par an au plus (on n’en entend plus parler depuis plusieurs années). La principale zone d’habitat du cœlacanthe localisée à ce jour, est située au sud-ouest de la Grande Comore, au large d’une ligne reliant les bourgs de Salimani, Bangwa et Itsundzu. Un spécimen aurait été signalé en Indonésie. En revanche, il n’est plus apparu dans les eaux sud-africaines. Quand les soubresauts politiques se seront apaisés aux Comores, il sera question de constituer un parc marin pour le protéger plus efficacement et d’ouvrir, non loin d’Itsundzu, un petit musée qui lui sera consacré.

Sa pêche est interdite. Les pêcheurs ont pour consigne, s’ils en ramènent un dans leurs filets, de le remettre à l’eau. Aucun des poissons capturés n’a été conservé vivant. Les biologistes ont abandonné cette idée, et l’époque des dissections étant révolue, la priorité est désormais à la protection du cœlacanthe. C’est sous l’eau, en batiscaphe, qu’on est allé l’étudier. Mais la sauvegarde de l’ancêtre est loin d’être assurée. Sa population est ignorée. Elle est, au mieux, minime. Les Comoriens sont pauvres. Des collectionneurs paieraient cher pour détenir une relique aussi rare et précieuse.

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« On m’a souvent interrogé sur le gombessa » déclarait, à Itsundzu, en 2001, d’une voix mal assurée, le vieux Hila M’lamali, doyen des pêcheurs des Comores, assis sur une natte devant sa misérable hutte de palmes. Il se souvenait d’un jour, il ne savait plus quand : on était venu le voir, lui et le cœlacanthe qu’il avait pêché dans la nuit. « Une Anglaise, je crois… » Ce défaut de mémoire était compréhensible. Il avait cent dix ans ! Il en avait cent deux lorsqu’il avait remisé ses rames pour de bon ! Il avait vécu toutes les épreuves. De la France, il avait connu les tranchées de la Grande Guerre. C’était un vieillard mince, fragile, mais lucide, capable de se lever seul et de marcher quelques pas. Il avait pêché quatre cœlacanthes au cours de sa longue vie. Tous de nuit. Il était traduit par M. Sabata (voir aussi Le huitième voyage de Sindbad).

« C’était au large, mais pas très loin du village. La première fois, je n’ai pas compris ce qui se passait, je ne savais pas ce que c’était, je n’en avais jamais vu. J’ai tiré le gombessa dans le bateau. Il s’est mis à cracher et j’ai eu très peur. On m’a expliqué après que c’était la différence de pression entre le fond et la surface qui le faisait cracher. La deuxième fois, je l’ai reconnu. Il était très lourd, pas comme les autres poissons. Il ne se débattait pas, il crachait. Le gouverneur a demandé à le voir. C’est là que j’ai vu l’Anglaise. La troisième fois, un chauffeur du gouverneur est venu en voiture pour le prendre. C’est celui qui est au musée à Moroni. Le quatrième, je l’ai vendu à un Français. » Hila M’lamali a sa photographie au musée de Moroni. Avec l’argent des cœlacanthes, il est allé en pèlerinage à La Mecque. Mais, au final, le cœlacanthe ne lui a pas porté chance. Au seuil de sa vie, il vivait démuni, à l’écart, dormant sur un carré de mousse effrité, dans la pièce unique d’une petite hutte édifiée sur des graviers volcaniques.

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Plus haut, à Bangwa, Moussa Machero fait le salut musulman avant de s’asseoir sur un petit muret. « J’ai pêché deux gombessas, dit-il. Le premier, c’était il y a dix ans et, le deuxième, il y a deux ans. Tous deux pendant la nuit. Je ne l’avais jamais vu, mais j’ai su que c’était lui en le voyant. Le gombessa, il n’est pas comme les autres poissons. Tu ne le cherches pas. Tu pêches et il est là. » Il conserve dans une boîte en fer blanc des écailles de ses gombessas, aussi rondes et larges que des pièces de monnaie. Il ne les vend pas, il les garde pour les montrer.

Salimani est, à dix kilomètres au nord de Bangwa, un bourg de plus d’importance. La plage est encombrée de galawas. Devant un banc de pierre, à l’ombre d’un mur, un attroupement s’est formé autour de Moussa Issa, Saïd Moussa et Moussa Maecha, trois pêcheurs qui ont rencontré, eux aussi, le gombessa. Toujours la même histoire. « J’en ai pêché deux, il y a neuf ans et quatre ans, se souvient Moussa Issa. C’était le soir les deux fois. La première, j’ai senti quelque chose de dur et j’ai tiré. Je n’en avais jamais vu, mais j’ai deviné à cause du poids. Celui-là pesait près de soixante-dix kilos ! » Leurs pères pêchaient-ils le gombessa ? Saïd Moussa répond : « Je me souviens que mon père en avait ramené un à la maison. On l’avait mangé. Il y avait beaucoup de sang. »

Casanier des moyennes profondeurs, le cœlacanthe est un noctambule attendant ses proies avec l’impassibilité d’une statue de carrefour, fatale aux insouciants passant trop près. Est-il remonté vers la surface parce que la nourriture commençait à manquer dans ses eaux habituelles ? Toujours est-il qu’il s’est fait piéger dans des filets qui, eux, descendent de plus en plus bas. Quant aux raisons de sa présence aux Comores, on peut en imaginer plusieurs. Il y a d’abord l’isolement de l’archipel ; la France ne s’est jamais intéressée aux Comores, le pays ne se développe pas. Autre explication : le peuplement des Comores reste modéré, ce qui limite la pression sur la ressource halieutique. Il y a enfin la configuraton des îles. La Grande Comore et Anjouan possèdent de belles portions de lagon fermées par des récifs de corail. Mais, pour l’essentiel, leurs côtes sont rocheuses, désertes, brutales. Elles s’enfoncent dans la mer dans la continuité des pentes montagneuses. Dans un grand bleu immédiat où le cœlacanthe continuera de demeurer si les humains ne changent pas d’avis et ne le détruisent pas.

" L’Anglaise “ évoquée par Hila M’lamali était une scientifique sud-africaine qui fut appelée au lendemain de la capture du spécimen.

 

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