Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Renvoi à l'expéditeur

Strasbourg, ce fut une surprise. A Paris, on n’avait rien vu. Là, on s’est trouvé un peu déboussolé. On se posait des questions. Tous les bâtiments étaient gris : comment se retrouver là-dedans ?

Mes motivations pour entrer à la Poste ? J’ai quitté l’école trop tôt, en classe de quatrième. Pour faire de la mécanique, il fallait un niveau de troisième. Un de mes oncles venait de réussir le concours d’entrée à la Poste. Il m’a dit : « Ecoute, si tu n’as rien, prépare-le aussi. J’ai les bouquins, profites-en. » Entre dix-sept et dix-huit ans, j’ai fait plusieurs petits boulots. À dix-huit ans, j’ai passé le concours de la Poste. J’y suis entré en juin 1974. Pour espérer obtenir une mutation au pays d’origine, une période d’au moins cinq ans en métropole était imposée. Sur les documents qu’ils nous envoyaient à l’époque, c’était marqué cinq ans. Au bout de ces cinq ans, on a été étonné qu’on ne nous demande plus rien : on était là-bas et on y restait !

C’était la première fois que je quittais la Réunion. J’étais prêt à partir. On était assez nombreux à la maison. Comme je ne faisais rien, ça faisait une bouche de moins à nourrir. Je voulais partir pour faire de la place à mes jeunes frères, derrière moi. De mon départ, je n’ai pas de souvenir particulier. A part la date : le 20 janvier 1974. Je me disais : il faut que je bosse, j’y vais, et puis c’est tout. En arrivant, mon oncle, parti deux ans auparavant, m’attendait à l’aéroport. J’ai juste eu le temps de lui dire bonjour. Du personnel de la Poste nous attendait. Ils nous ont dit : « Tous ceux qui viennent pour la Poste, mettez-vous là, on va faire l’appel pour vous répartir dans chaque bus. »

J’étais dans le lot qui devait être affecté à Strasbourg. On devait être une douzaine de Réunionnais. On faisait partie des premiers à atterrir en province. On nous a emmenés dans un foyer à Paris, près de la gare de l’Est. Un agent de la Poste nous a dit : « Un repas vous sera servi en fin de soirée ; demain, lever à six heures pour prendre le train de Strasbourg. » Il est parti et après plus rien. Chez nous, personne n’avait jamais voyagé par le train. « Ne vous inquiétez pas, nous a répondu un responsable le lendemain. Je vous mets dans le train, quelqu’un vous réceptionnera à la sortie. » On s’est dit qu’on voyageait comme des bagages ! Strasbourg, ce fut une grande surprise. À Paris, on n’avait rien vu. Là, on s’est trouvé un peu déboussolé. On se posait des questions. Tous les bâtiments étaient gris : comment se retrouver là-dedans ? Par la suite, on s’est rendu compte que c’était une belle ville. On a d’abord visité les lieux de travail. Une fois au foyer d’hébergement, on nous a ordonné de pointer le lendemain à six heures trente au bureau. Le directeur du foyer devait nous expliquer comment prendre le bus.

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La stupeur des gens quand ils ont appris qu’on allait travailler avec eux ! Un jaune, deux blonds, un noir, un malabar, un métissé comme moi. Ils nous regardaient en demandant : mais ils se comprennent entre eux ? L’accueil a été assez froid. À part avec le chef, tenu sans doute de nous présenter. Au bout de deux ou trois mois, il a fallu quitter le foyer pour trouver un logement. On nous demandait de partir pour faire de la place : « D’autres vont arriver », nous disait-on. On a dû se débrouiller. La Poste n’avait rien prévu. Étant donné la couleur qu’on avait, ils connaissaient pourtant les difficultés qu’on allait rencontrer. Strasbourg, c’est spécial. Des collègues, qui nous parlaient pendant le travail, nous ignoraient dans la rue. À la limite, ils changeaient de trottoir ou marchaient tout droit sans nous voir. Pour le logement, quand on sonnait à une adresse, c’était déjà loué ou carrément on ne nous ouvrait pas. On a quand même fini par trouver quelque chose. Des liens, on en a tissés quelques-uns, avec les plus jeunes. Deux ou trois nous faisaient sortir. Ils nous emmenaient en boîte en Allemagne.

Je suis resté une année à Strasbourg, puis je suis allé à Lyon. Notre groupe a éclaté. Deux ont été mutés à Marseille. Un autre a fait son service militaire. Un autre encore a laissé tomber pour revenir à la Réunion. Pour moi, on était là pour un minimum de cinq ans, il n’était pas question d’abandonner avant. C’est moi qui avais demandé Lyon. Pour changer, naviguer un peu. J’y suis resté jusqu’en janvier 1976, jusqu’à mon service militaire en Allemagne. À Lyon, j’étais affecté place Bellecour, en plein centre de la ville. Je faisais de la distribution piétonne. La relation avec les collègues était déjà meilleure. Au foyer, c’était moins urgent de partir. Alors j’y suis resté. J’avais deux ou trois copains, on sortait ensemble. À cette époque, la famille a commencé à me manquer.

Quand je suis revenu de l’armée au mois d’août 1977, mon dossier avait été perdu : le chef me reconnaissait, mais administrativement on ne savait pas qui j’étais. Cela a duré trois jours ; je venais le matin, je pointais et je retournais au foyer. Le premier jour, comme je n’avais ni argent, ni papier de la Poste, le foyer m’a refusé, c’est une assistante sociale qui m’a fait obtenir une avance ! Un de mes frères venait aussi de terminer son service militaire. Il voulait rester en région parisienne pour chercher du travail. J’ai décidé de me rapprocher de lui.

J’ai été nommé à Drancy en septembre 1977. À Drancy, le contact a été bien meilleur. Plus proche des collègues, plus ouvert. J’ai retrouvé d’autres Réunionnais, des Antillais. Le bureau était plus habitué à nous qu’en province. J’ai fait une demande de logement et je n’ai pas attendu trop longtemps. Mais j’en connais d’autres qui se sont vus refuser des logements réservés aux fonctionnaires de la Poste ! Le gardien affirmait que rien n’était libre alors que c’était la direction du logement qui les envoyait ! À Drancy, il y avait moins de racisme. Je n’ai pas eu de problèmes d’ouverture de portes comme à Strasbourg, avec des gens qui vont ensuite se plaindre de ne pas recevoir leur courrier ! En région parisienne, ça s’est plutôt bien passé.

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Et puis, à Drancy, j’ai rencontré ma femme, qui est réunionnaise elle aussi. J’y suis resté de 1977 à 1984. J’avais largement dépassé le délai de cinq ans pour rentrer à la Réunion. Entre-temps, j’avais vu ceux qui partaient, ceux qui restaient. Dans le groupe de Strasbourg, deux ou trois en ont eu assez et sont retournés par eux-mêmes. J’ai appris qu’un collègue s’était suicidé parce qu’il n’en pouvait plus d’attendre. Les concours étaient désormais la seule voie pour être muté. Plus on montait en grade, plus il y avait de postes disponibles à la Réunion. La direction nous incitait à les passer. On disposait de deux jours de congé par mois pour les préparer. Mais dès mon arrivée à Drancy, j’ai commencé à bricoler avec un autre facteur, je n’avais plus de temps pour les concours.

Avec ma femme, on habitait un deux-pièces à proximité du boulot. Quand elle est tombée enceinte, on s’est porté acquéreur d’un petit pavillon, un peu vétuste, à Villepinte. Je l’ai rénové. Je ne voulais pas que ma gosse grandisse dans une HLM. J’ai demandé et obtenu ma mutation à Villepinte en 1984. J’y suis resté dix ans. Jusqu’à ce qu’on décide, ma femme et moi, de revenir à la Réunion.

On avait décidé de rentrer depuis un moment déjà. Mais comment faire ? On ne savait pas. Grâce aux congés bonifiés, je retournais à la Réunion tous les trois ans. Les retours de vacances étaient de plus en plus difficiles. Tout au long de ces années, j’avais eu très peu de contact avec mes frères et sœurs, et ça commençait à peser lourd. On ne croyait plus aux fiches de vœux, remplies chaque année. Sur la liste des demandes de mutation à la Réunion, mon rang dépassait quatre cents ! Il fallait que je rentre. Ma femme en avait marre elle aussi. J’ai formulé une demande de disponibilité. Ma femme s’est mise en retraite anticipée. On a mis le pavillon en location.

J’avais acheté à un copain un petit terrain à Mare à Poule d’Eau, dans le cirque de Salazie. J’ai pensé : qu’on arrive déjà là, après on verra. Pour moi, le retour n’a pas été difficile parce que je m’adapte assez bien. Ce fut plus dur pour ma fille qui avait onze ans. Mais je connaissais les problèmes qu’on allait rencontrer. Je me suis dit : ça ne sera pas pire que de partir à Strasbourg en 74. Je suis chez moi, j’ai un peu de famille. Nous sommes revenus tous les trois pendant les vacances de juillet-août 1993, pour ne pas handicaper la petite qui allait entrer en sixième. Je suis reparti à Villepinte pour finir l’année. Je suis rentré définitivement à la Réunion en février 1994.

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Mon idée, c’était de parvenir à intégrer la Poste localement. Depuis quelques années, on entendait dire qu’une partie des postiers revenus de métropole par eux-mêmes étaient employés comme auxiliaires pour renforcer les effectifs ici ou là, et qu’ils finissaient par être titularisés sur place. J’en ai conclu : j’ai plus de chances d’entrer à la Poste en revenant que d’y être muté. En attendant d’être appelé, je bricolerai. Avec ça et la préretraite de ma femme, on était sûr d’avoir un minimum, de pouvoir nourrir au moins l’enfant. Nous, si on n’était pas dans le luxe, on s’en foutait. La Poste m’a appelé en novembre 94 pour une première période de deux mois à Saint-André. Ils m’ont pris ensuite à Sainte-Clotilde, pour deux mois encore. Après je devais rejoindre Salazie, mais Saint-Denis avait besoin de monde, et ainsi de suite… Voilà.

Si je regrette d’être parti ? J’ai l’impression d’avoir perdu du temps. Quand j’en vois d’autres de ma génération, qui sont restés à la Réunion, je me dis qu’ils ont de l’avance. Maintenant, d’avoir vécu une vingtaine d’années en métropole et d’y avoir pas mal navigué, c’est quand même une expérience. De mes dix-neuf ans et demi là-bas, je dirais que c’est une vie où il faut toujours courir. Mais nous, les Réunionnais, on a l’impression de ne pas avancer. À l’intérieur, on a toujours cette idée de retour, on ne veut pas s’installer… Les années passent et c’est là que ça devient dur, car finalement on n’a rien. Des douze partis avec moi en 1974, un seul est revenu par la filière de la Poste. Il a passé les concours. Il est à la direction maintenant.

• La presque totalité des Réunionnais employés en métropole par la Poste formule des vœux de mutation à La Réunion. Le constat est similaire dans toutes les filières d’emploi public. La réduction du temps légal hebdomadaire de travail à trente-cinq heures a finalement permis, en 2001, de titulariser et d’intégrer à temps plein les postiers auxiliaires qui, tel Yoland E., vivaient d’intérims successifs depuis des années.

 

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