Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Un monde parallèle nous colle à la peau

Le tee-shirt réunionnais a profité de la pauvreté de l’artisanat local. Il est devenu le souvenir numéro un rapporté des vacances.

La décoration de tee-shirt, un art ? Entre deux gorgées de soda, Fred Mallet, créateur de Takamaka, glisse un regard sceptique vers l’auteur d’un raccourci aussi simpliste. « L’art, c’est autre chose. Dans le tee-shirt, on est limité techniquement et on prend en compte un facteur commercial. C’est vrai que le tee-shirt réunionnais est créatif, même si on y trouve du bon et du moins bon, mais il y a toujours la nécessité de plaire. »

Une poignée de peintres graphistes a, en moins de dix ans, sorti le dessin de tee-shirt de sa banalité. Ils ont fini par peupler nos intérieurs et nos rues d’un univers parallèle, qui nous suit partout. Parfois, ce sont presque des tableaux entiers qui nous accompagnent. Il s’agit de plaire, d’accord. Mais une bonne partie de ces motifs méritent plus qu’un coup d’œil appuyé à l’essayage.

Qui ne s’est jamais demandé, par exemple, ce que signifiait le petit diable levant son chapeau qui sert de logo à Pardon !, la marque la plus vendue ? Chez Jean-Claude Le Gall, au village artisanal de l’Eperon, on reste un bon moment le nez levé à contempler les tissus et les vêtements fixés aux murs blancs. La silhouette stylisée d’un homme, entouré de touches de couleurs ; des fonds doux et profonds font ressortir la spontanéité des coups de pinceau : c’est signé Takamaka. Cyril Reinard, concepteur de la ligne Babafig, revoit la façon dont sa collection Africa, qui fit un tabac dans l’île, a surgi de son esprit comme un saut de guerrier zoulou. « J’étudiais le dessin dans une école du Cap. L’art zoulou me frappait. Un soir, j’ai placardé les murs de ma chambre avec de grandes feuilles de papier blanc et j’ai peint comme ça venait. Le lendemain matin, j’ai découpé ce qui me paraissait valable. »

Facile ? Peut-être. Il n’empêche qu’il existe un style réunionnais du tee-shirt. Tournant le dos au genre bêta, les créateurs ont répondu à l’attente des résidents qui font du tee-shirt un vêtement de tous les jours. Coupes, tissus et coutures ont été choisis pour durer. Les dessinateurs ont fait preuve d’une plus grande liberté d’imagination. Le résultat, qui sortait de l’ordinaire, a plu ensuite aux touristes. Le tee-shirt a profité de la pauvreté de l’artisanat local. Il est devenu le souvenir numéro un rapporté des vacances.

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Les créateurs de marques ont aussi tiré avantage de la proximité de l’île Maurice. A Maurice, les entreprises de textile, qui fabriquent pour les grands noms du prêt-à-porter mondial, pullulent. On y trouve tout ce qu’on veut : les matières, la technologie, le savoir-faire et une main d’œuvre à bon marché. On peut même faire fabriquer son tissu comme l’a fait Pardon ! qui ramène ses fils d’Italie. C’est grâce aux coûts de revient mauriciens que le tee-shirt a pu rapporter gros et vite à la Réunion… « A une époque, je me faisais un salaire de PDG de grande entreprise » avoue dans un soupir un de ces entrepreneurs avisés qui ont construit le marché. 

En se basant sur les chiffres moyens des quatre principaux points de vente de l’île, on peut estimer à plus de cent mille le nombre de tee-shirts vendus l’année dernière. C’est beaucoup. Mais l’afflux de marques, et surtout de sous-marques à petites prix expédiées de Maurice, a fini par saturer le marché. L’argent facile a perdu ses couleurs. Hormis de brillantes exceptions, la plupart de la vingtaine de créateurs locaux s’en sortent, mais sans plus. Plusieurs lancements, depuis deux ans, n’ont pas passé le cap de la première collection. 

De quarante millions de francs en 1996, les importations de tee-shirts sont tombés à sept millions pendant les six premiers mois de cette année. Ces chiffres incluent les tee-shirts publicitaires, qui marchent aussi très forts dans l’île, mais ils suggèrent l’existence d’importants stocks d’invendus et le lavage à grande eau qui secoue le marché. « Ce qu’ont oublié certains, c’est que pour gagner de l’argent, il faut aussi en dépenser. Concevoir, fabriquer et vendre des tee-shirts, c’est beaucoup plus compliqué qu’on ne croît » remarque Jacques Gravier, associé de Takamaka. 

TKMK : la déclinaison de Takamaka figure sur la collection de prêt-à-porter féminin que Jacques Gravier et Fred Mallet sont en train de lancer avec une nouvelle décoration. « On veut créer un univers séparé du tee-shirt, uniquement pour la femme. » Takamaka se diversifie. L’évolution illustre, au fil près, celle de tout le milieu du tee-shirt. Fini l’improvisation des premiers temps. Les apprentis gestionnaires se sont transformés en professionnels. « Avec Fred, on a démarré Takamaka en 1991, raconte Jacques Gravier. On a connu toutes les embûches et commis toutes les erreurs possibles. Mais on a appris. La mode, c’est un mouvement. Tu lances une collection. Un jour, ça ne marche plus. Pourquoi ? Je ne sais pas, mais il faut changer. Après, les collections ne suffisent plus. On passe du mono-produit à une vraie gamme. Maintenant, c’est une nouvelle étape. On s’oriente vers d’autres vêtements, robes, shorts, etc. On fait évoluer notre style. » Les tâtonnements des débuts ont fait place à une véritable stratégie d’entreprise. Takamaka, qui a ouvert il y a un an la boutique la plus marrante de Saint-Gilles, a le projet d’en ouvrir une seconde. 

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Raconter l’histoire du tee-shirt à la Réunion, c’est frapper à une dizaine de portes. Et la première, c’est celle de Peter Mertes, Allemand échappé de l’espoir et des révoltes de l’après-68. « On ne peut pas vivre qu’avec ses rêve » dit aujourd’hui Peter Mertes, à la tête de la première entreprise du secteur, 14 millions de francs de chiffre d’affaire en 1996. Mais son léger sourire semble ajouter : on ne peut pas vivre sans non plus… 

Peter Mertes et sa marque Pardon ! ont montré la voie aux autres. « J’ai débarqué à la Réunion en 1983, sans rien. J’ai fait un tas de boulot, n’importe quoi. J’ai pensé aux tee-shirts en lisant un jour un livre sur la sérigraphie. On pouvait commencer sans gros moyens. J’ai pris le nom du journal anarchiste avec lequel j’ai grandi en Allemagne. Et je me suis lancé. Au début, je faisais tout moi-même, jusqu’au démarchage des commerçants. »

D’emblée, le style et les tons, à contre-courant des tee-shirts pour touristes importés de Maurice, plaisent. Le succès est rapide. « Une vraie surprise. » Peter Mertes ouvre un atelier de sérigraphie à Saint-Denis où trois créateurs travaillent à plein temps. Seul face aux tee-shirts mauriciens, Pardon ! acquiert 20 % du marché. C’était sans doute trop pour certains. En 1990, l’atelier du Chemin Finette est incendié. L’assurance ne marche pas. Peter Mertes doit repartir à zéro. Trois amis lui prêtent une mise initiale. Changement de stratégie. « J’ai décidé de faire fabriquer à Maurice et d’ouvrir moi-même des boutiques. » Mais la ligne, avec son côté iconoclaste, reste la même : « C’est mon goût, mes idées et je sous-traite avec des copains dessinateurs. »

Pardon ! possède aujourd’hui en propre six boutiques dont celle du centre de Saint-Denis aux couleurs minérales, rafraîchie par une cascade d’eau. Elle est en franchise dans trois points de vente mauriciens. En Métropole, Pardon ! est diffusée par la chaîne Intersport. Enfin, lorgnant le marché sud-africain, Peter Mertes vient d’ouvrir un magasin à Johannesburg avec une pub qui a fait tilt : un noir et une blanche enlacés. La marque peut se permettre d’éditer des séries limitées, plus mordantes, frisant parfois le mauvais goût. Le Pape, le régime chinois après Tien An Men, Chirac, les communistes réunionnais, ont eu droit à leurs tee-shirts. « C’est un bon support de communication » affirme l’ex-anar en déployant sa dernière fantaisie textile : une dénonciation de l’affairisme et de la corruption. 

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« Avant on était une poignée. Maintenant, on est une tablée » résume Jean-Claude Le Gall. La cinquantaine bronzée, le vétéran des créateurs locaux de tee-shirts promène un regard critique sur le village artisanal de l’Eperon. Son village. « Je suis arrivé ici il y a dix-huit ans et je n’ai jamais bougé » dit-il. Son itinéraire est fondé sur la double fidélité à un lieu et à un style. Le dessin de Jean-Claude Le Gall reste à l’écart des modes. Son univers à dominante bleu et vert est à l’image du paysage que l’on découvre sur le pas de sa porte : les collines de Saint-Gilles les Hauts descendant vers la mer. 

Installé dans une dépendance de l’ancienne usine sucrière de l’Eperon, Jean-Claude Le Gall se singularise aussi en imprimant ses tee-shirts dans son propre atelier, où il cache un vrai secret de fabrication. « J’ai mis au point une technique qui permet d’imprimer le vêtement monté et non pièce par pièce avant le montage. Il n’y a plus de problème de raccords au niveau des coutures. A ma connaissance, nous ne sommes que deux à le faire. » Jean-Claude Le Gall fronce parfois les sourcils. Les temps ne sont plus ce qu’ils étaient pour lui aussi. Une pointe de mauvaise humeur dans la voix, il montre un vieux frigo rouillé laissé à l’abandon devant sa boutique et parle déménager à Maurice.

Autre lieu, autre démarche. Cyril Reinard explique son nouveau logo, BBF, ex-Babafig, et le choix de l’anglais pour la signature “ Réunion Island ”. « Babafig, ça veut dire des choses dans certaines langues… Quant à l’anglais, je l’ai choisi volontairement pour mettre en avant La Réunion aux yeux des étrangers. Pour moi, la Réunion est un atout. Mon but, c’est de la promouvoir à l’extérieur. » Le renouvellement de sa ligne de tee-shirt passe par un changement complet de dessin. La nouvelle collection “ Banana styles ” - « Choc et soft » dit-il - regarde du côté d’Andy Wahrol. Un risque ? « Oui, mais tant pis. Je ne suis pas encore dans une logique de business. C’est peut-être un défaut. Je vois trop le côté artistique. Avec un crayon en main, on va très loin. J’y passe la nuit parfois. Comment concilier le commerce et la création, c’est ça le problème. Mon plaisir, c’est quand un dessin que j’apprécie plaît aussi aux autres. J’aime être dans le quotidien des gens. »

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Se différencier. Raymond X, qui vient d’une école de dessin animé, n’a pas eu de mal avec son trait aigu et ses personnages colorés (il cite Combas en référence). Thème central de la marque X Ray dont il est le designer : le surf. « J’aime le mouvement lié au sport. Et le surf s’y prête. Au début, je faisais ce qui me plaisait. Mais j’ai un style un peu agressif. J’ai dû arrondir les angles tout en m’y retrouvant. »

Raymond X a le sourire modeste. X Ray a gagné à sa cause une clientèle d’habitués, de fidèles qui se retrouvent dans l’esprit du graphisme et des compositions. « On s’en rend compte lorsqu’on lance de nouveaux décors. Ça nous a permis de déterminer les quantités. » Il a maintenant l’idée de s’orienter vers des décors de ville (rap, skate, etc.) et regarde vers des latitudes plus froides. « L’esprit du snowboard est le même que celui du surf » fait-il remarquer. 

« A mon avis, le tee-shirt, c’est un des rares domaines où l’on est en avance à la Réunion » confirme Dominique Piredda, directeur de l’un des magasins les plus célèbres de la côte Ouest : la Tee-shirterie. « On allie la qualité du design à celle du support. »

Dominique Piredda a été l’un des premiers à le comprendre en ouvrant en 1991, sous les arcades de la galerie Amandine, une petite boutique vouée au tee-shirt. Les créateurs ont un peu trouvé dans cette boutique ce que les musiciens trouvent dans des clubs : un tremplin. Dominique Piredda a apporté sa contribution au mouvement en inventant le mot de “ tee-shirterie ”, qui est « un nom déposé au niveau européen » tient-il à préciser. Implantée désormais au Forum de Saint-Gilles, dont elle est l’un des points de ralliement, la Tee-shirterie est devenue une véritable institution. « Nos clients sont des touristes à 70 %. Il remarquent parfaitement la qualité du tee-shirt réunionnais. Le bouche-à-oreille fonctionne et certains viennent nous voir directement parce qu’on leur a parlé de nous. »

Disposition intérieure, largeur de l’offre, éventail des prix, place accordée à l’enfant… « La Tee-shirterie, c’est un concept de boutique. Nous sommes un peu hors normes en étant rattaché à aucune marque. Nous n’avons pas d’étiquette. » L’année 1997, apparemment, commence moins bien que les précédentes. Dominique Piredda se veut pourtant rassurant. Pour lui, il n’y a aucun doute là-dessus : le tee-shirt a encore de beaux jours devant lui. Le monde parallèle qui nous colle à la peau n’est pas prêt de disparaître.  


 


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