Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Boracay

On ne laisse pas Boracay dans la joie. Comme à l’arrivée, tout finit par une secousse. Le pilote a poussé l’embarcation hors du sable, il est monté et a lancé le moteur. L’île s’éloigne et on ne la quitte pas des yeux.

Tout commence par une secousse. Le pilote philippin a coupé les gaz et laissé l’embarcation filer sur l’eau verte, lisse comme de l’huile, jusqu’à une longue plage qui semble occuper toute la côte. “ White sand beach ! “ annonce-t-il en souriant. D’autres pirogues à balanciers sont échouées sur le sable. Quelques quidams indifférents cuisent au soleil. Un village silencieux s’étire à l’ombre des cocotiers, à demi masqué par les arbres.

L’île mesure sept kilomètres de long. Trois dans sa partie la plus large ; moins d’un dans la plus étroite. A mi-chemin d’une capitale américanisée à outrance, Manille, et de Mindanao, l’île des rébellions communistes et musulmanes, elle offre sa paix, son recul, son silence. Pas d’électricité. Pas de route, juste des chemins. On y circule à pied, à bicyclette, au mieux en louant de petites motos. L’eau douce est pompée. Quatre cents habitants y sont dispersés. Un filet de mer la sépare de Panay, l’une des îles Visayas du chapelet philippin, véritable continent à ses côtés dont elle n’est qu’une éclaboussure. 

C’est la dernière étape. Après vingt-mille kilomètres, Manille, une nuit en mer de Chine, une journée, couvert de poussière, dans un jeepney cahotant et ces dernières minutes au fond d’une barque poussée par un moteur pétaradant. On ne va pas plus loin. Au delà, les îles sont désertes. 

Quelqu'un fait signe de le suivre à l’intérieur de Manggayad, village ombragé, protégé du soleil par l’épaisse voûte des feuilles de palmiers ondulant à vingt mètres du sol, parcouru de sentiers qui serpentent entre les maisons de bambou. C’est un loueur de bungalows, comme la plupart des pêcheurs de “ White sand beach “, la plus étendue, la plus peuplée et la mieux située lorsque le vent l’épargne - de novembre à mai - des plages de Boracay. 

Petites maisons de bois au toit pointu couvert de palmes séchées, les bungalows sont tous construits sur le même modèle. Quatre murs, un lit, une table, une chaise. Le minimum. Les plus proches de la plage sont bâtis sur pilotis. Entre les fines lattes de bambou du plancher, on aperçoit le sol cinquante centimètres plus bas. Ce sont les plus convoités : ils donnent directement sur le sable chaud et offrent l’un des plus beaux panoramas de l’île, celui de cette immense plage dominée au loin par des collines verts et rouges. A l’écart, de vastes demeures se louent également, assurant aise et tranquillité. Deux villages marquent les extrémités de “ White sand beach “ : Balabag, le plus gros bourg de l’île, et Manggayad.

Boracay est depuis longtemps le paradis secret d’une poignée de connaisseurs jaloux : ses habitués. “ J’y viens depuis dix-neuf ans “ se souvient un ancien pilote d’Air France, rencontré sur un chemin. Premiers arrivés, ils forment sur place une sorte d’aristocratie du voyage. Certains y passent plusieurs mois dans l’année. Mais depuis quelque temps, ils sont rejoints par des touristes d’un genre plus traditionnel.

Victime de la rumeur et du bouche à oreille, Boracay s’ouvre. Elle est devenue comme un mot magique qui anime les conversations à Tokyo, à Sydney ou à Hong-Kong. Son image de refuge pour initiés plane sur l’Asie. La rumeur locale veut que quelques noms célèbres y aient séjourné : Elisabeth Taylor, Marlon Brando et, au plus fort de la guerre du Vietnam, Henry Kissinger, invité lors de brefs séjours du gouverneur d’Aklan, l’une des deux provinces de Panay. Un homme qui possède à lui seul la moitié de l’île. Il y séjourne dans un petit palace d’osier et de bambou, doté du confort le plus moderne. 

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Quelqu’un passe. Coup d’œil discret. Le hamac tangue légèrement sous l’effet du mouvement. Une myriade d’éclairs illumine la mer. Avec son air d’île au trésor, Boracay possède naturellement des conditions idéales d’accueil. 

De la plage où se concentre la vie de ses habitants occasionnels, elle offre plusieurs visages : l’étrangeté de ses nuits sans lune, la beauté de ses crépuscules, la vérité de sa pauvreté, son atmosphère de monde clos. Une fois lancées, les journées s’écoulent, paisibles, jusqu’à leur but ultime : la nuit, à la lueur d’une lampe-tempête. Une nuit remplie d’étoiles, caressante, où la brise emporte les halos déjà faibles des bougies à alcool, où le bruissement des palmes est le seul son perceptible dès que les voix se sont tues. 

A Boracay, une bonne semaine est nécessaire pour distinguer la réalité du rêve. Après seulement, on peut passer de l’autre côté du miroir et pénétrer dans cet univers figé dans sa beauté avec la certitude que les mythes sont restés à l’entrée. Le merveilleux s’estompe, l’angoisse de l’inconnu disparaît avec lui, mais le charme grandit. 

Boracay est une île à parcourir en long et en large, pleine de contrastes surprenants sur un espace aussi limité. Et faciles à découvrir, des sentiers la quadrillent. Au Sud, l’herbe rase des coteaux dominant “ White sand beach “ ne dure pas. Elle rejoint la forêt de cocotiers qui couvre la partie centrale de l’île. Les marécages sont à l’Est. En remontant vers le Nord, on débouche sur une petite plaine qui s’évase vers l‘Est jusqu’à la mer. Peu de cultures, des pâturages, quelques buffles. Les collines de l’excroissance nord débutent derrière.

Comme au Sud, la côte nord est découpée en une série de criques plus ou moins étroites et comprend deux plages plus importantes. L’une d’elles, Punka " shell beach ”, tient son nom des milliers de coquillages que les courants y déposent. Elle est entourée de petites falaises recouvertes d’une épaisse forêt d’arbustes, impénétrable, qui tombe directement dans la mer. C’est le refuge des chauve-souris, à l’affût, prêtes à bondir au moindre danger. Il suffit d’un cri pour voir leurs ailes brunes se découper par centaines sur le bleu du ciel. Les habitants de Boracay les chassent. Tout comme les singes dont le territoire débute peu après Yapak, derrière un marécage de palmiers d’eau baignant dans la brume.

En allant à Yapak, sur la crête de la colline verdoyante qui longe le chemin, on voit un espace vide avec, au milieu, un arbre mort, seul, sec et gris. “ Un esprit mauvais l’habite “ disent les villageois. 

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Flâner sur Boracay ne requiert qu’un minimum d’attention pour regarder où l’on met les pieds. En particulier la nuit pour en pas écraser l’un des milliers de crapeaux en vadrouille le long des chemins et, sur les plages, ne pas chuter dans les cordes d’amarrage des barques. 

Il n’y a pas d’animaux agressifs en dehors des coqs de combat. Ces combats sont l’un des rares moments où, sortant de leur habituelle nonchalance, les Philippins atteignent un état proche de l’hystérie. pas seulement en raison de l’argent qu’ils misent, mais surtout parce qu’ils croient le coq vainqueur possédé. L’esprit, s’ils l’ont choisi, leur sera favorable.

L’insécurité est un sentiment inconnu. Le mieux, et l’usage, est de confier dès l’arrivée son argent et ses papiers au loueur de bungalow contre un reçu. Les paiements s’effectuent en fin de séjour sur présentation des notes disséminées au hasard des déplacements. On se promène sans argent, donc sans crainte.

Et puis il y a la mer, dont la beauté irréel éclate quand le soleil se couche. Le rendez-vous est quotidien sur “ White sand beach “. Le spectacle est chaque jour différent, souvent grandiose. Quand, à cette heure, le ciel s’empourpre avec une intensité inhabituelle, c’est qu’un typhon approche. Meurtriers plus au nord, ces vents arrivent ralentis sur Boracay. Cependant, le souffle est impressionnant. Et la noirceur du ciel, en lui enlevant ses couleurs, donne au décor un aspect fantastique. 

Les îles philippines ont la particularité d’être la seule nation chrétienne d’Asie. Les lendemains de typhons, les habitants de Boracay prient plus qu’à l’accoutumée. A Manggayad, dans la petite chapelle de parpaings, des bougies brûlent en permanence. Le vent joue un rôle prépondérant dans la vie de l'île. En novembre, les moussons meurent. Le vent qui, pendant six mois, avait soufflé d’ouest en est, change de sens. “ White sand beach “ retrouve son calme et sa douceur. Mais, sur l’autre rive, à moins d’un kilomètre pourtant, “ Bulabog beach “ devient une plage bouleversée, lointaine, inhospitalière et désertée.

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Les habitants de Boracay ont vite compris le parti à prendre de la venue des étrangers. La chambre louée quinze pesos (vingt francs) la journée, prix fixé par la loi - et dans la plupart des cas respecté ) - leur rapporte bien plus que la pêche. Sans compter les suppléments : le linge lavé, un plat cuisiné de temps à autre et servi à domicile, un tour jusqu’aux points de corail, etc. 

La pêche, au harpon le jour, au filet la nuit, ils ne l’ont pas abandonnée pour autant. Au contraire, elle a pris une valeur accrue à leurs yeux en ne fournissant plus seulement un aliment de base, mais en approvisionnant les restaurants. Des restaurants de bambou, au sol de terre, aux tables grossières, aux fenêtres toujours béantes. La cuisine mêle poissons, gambas, légumes et riz. 

Tout cela n’aurait pu voir le jour si Boracay ne tenait pas de Panay un atout essentiel : l’accessibilité. On y manque de rien. Les cageots de sodas et de San Miguel, la bière nationale, s’empilent à l’entrée des restaurants. Les Malboros se consument à profusion. On peut changer la couleur de ses sandales tous les jours. Sur Panay, la piste atteint désormais Cateclan où une trouée parmi les cocotiers fait office d’aérodrome et d’où les travaux transportent les voyageurs sur l’île en dix minutes à peine. 

Boracay dépend de Panay à tous points de vue. Administrativement, ces trois districts intégrés à la commune Malay et son unique policier, établi à Manoc-Manoc, y sont rattachés. Elle en dépend surtout pour son ravitaillement. 

Tout vient de Kalibo, capitale régionale du nord de Panay qu’il faut, à partir de Cateclan, trois bonnes heures pour atteindre, en jeep, par la piste. Un voyage au cour de l’Asie, à travers ses forêts tropicales et ses champ de riz. C’est le trajet qu’accomplit deux fois par semaine un postier de Kalibo qui tient ses permanences au lavoir municipal de Balabag, de loin l’endroit le plus frais du bourg. Il vend des timbres, des enveloppes ainsi qu’une petite carte ronéotypée de l’île. Grâce à lui, il est possible d’envoyer du courrier de Boracay, et d’en recevoir. Possible mais pas certain. 

On ne laisse Boracay dans la joie. Comme à l’arrivée, tout finit par une secousse. Le pilote a poussé l’embarcation hors du sable, il est monté et a lancé le moteur. L’île s’éloigne et on ne la quitte pas des yeux. Les bulldozers ont poussé la piste jusqu’aux rivages de l’île voisine. Pourtant, ça ne la rend pas plus proche. Un charme insaisissable la maintient à l’écart : l’oubli dans lequel elle enveloppe ceux qui posent le pied sur son sol. 

 

 

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