Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

La terre fantôme des Mascareignes

“ Le S. Bouynot assure qu’il a tourné cette île, qu’à l’ouest elle a un pic et lui a paru chargée de bois fort grands et il l’estime d’environ trente à trente-cinq lieues de circuit.”

L’Océan Indien au XVIe siècle. De lourds vaisseaux à l’abondante voilure brodée de la croix sainte soulèvent des gerbes d’eau en écrasant la houle. Ils viennent d’Europe et, rejetant les pistes traditionnelles des déserts arabes, imposent une nouvelle voie maritime au commerce des tissus, épices, pierreries de l’Orient mythique. Pendant longtemps, les Portugais règnent seuls sur les mers du Sud. Deux cent quatre-vingt-dix-neuf expéditions vers les Indes orientales entre 1500 et 1528. Et de tous les biens qui remplissent les navires, le carnet de route du pilote est le plus précieux. Et le plus convoité par les rivaux du Royaume Très Chrétien. 

Manuel Alvares fut l’un de ces pilotes. Il entreprit plusieurs fois le périlleux voyage, aller et retour, vers les comptoirs portugais des Indes. Qu’écrit Alvares en 1545 dans son journal de bord : “…gouverne au loin l’île Joao de Lisboa, entre cette île et ces îles de Pedro Mascarenhas, c’est le bon chemin, de manière que tu vas à quarante ou cinquante lieues de l’île de S. Laurenço. De là gouverne jusqu’à vingt degrés à l’ouest sud-ouest. Après le chemin à l’ouest quart sud-ouest et par là, navigue jusqu’à ce que tu aperçoives la terre (Terrado do natal) en 34 degrés environ. ” La route indiquée par Alvares n’a rien d’un piège. Descendre l’océan de la péninsule indienne jusqu’aux îles Mascareignes, les contourner par le sud, passer au large de la pointe sud de Madagascar mène droit à Durban, capitale de la province du Natal. 

Ces quelques lignes du journal d’Alvares sont tirées d’un court article du Mémorial de l’île de la Réunion (ouvrage monumental retraçant l’histoire de la Réunion des origines à nos jours), consacré à cette énigme oubliée de l’histoire des grandes explorations maritimes : Joao de Lisboa (Jean de Lisbonne). “ Cette île ne paraît imaginaire qu’aux navigateurs qui ne l’ont point reconnue, il est certain que les Portugais l’ont possédée et qu’ils y ont eu une colonie qu’ils ont fait passer à Mombaze, il est encore certain qu’un flibustier y a descendu […], enfin le Sieur Bouynot a assuré avoir reconnu et tourné cette île à la fin de l’année 1707 retournant de l’île de Bourbon à Pondicherry. ” Dans un mémoire sur l’Isle de Bourbon de décembre 1710, destiné à décrire l’état de la colonie aux directeurs de la Compagnie des Indes orientales, Antoine Boucher, secrétaire du gouverneur, consacre un long paragraphe à l’île Joao de Lisboa. Les archives nationales françaises possèdent plusieurs autres documents qui y font allusion. Presque deux siècles séparent le journal de bord d’Alvares du mémoire de Boucher.

L’île Joao de Lisboa n’existe pas. Elle est une terre imaginaire. Pourtant, pendant plus de deux cents ans, elle fut peinte et son nom soigneusement calligraphié sur tous les portulans de la route des Indes orientales, sur tous les globes terrestres et toutes les cartes du monde, au sud des trois îles Mascareignes. Ces cartes la situent le plus souvent par vingt-sept à vingt-huit degrés de latitude sud et par soixante-dix-sept à soixante-dix-huit degrés de longitude. Leur méridien zéro passe par le pic de Tenerife aux Açores. En tenant compte de la correction par rapport au méridien actuel de Greenwich, cela place l’île, en longitude, à peu près à la hauteur de l’île Bourbon, et en latitude à environ six cents kilomètres au sud de la colonie française. À cet endroit, il n’y a que la mer. 

Les navigateurs portugais l’ont confondue avec une autre île : la conclusion, logique, vient en premier à l’esprit. Légitime aux premiers temps de l’ère des explorations, elle perd de son évidence au crépuscule du XVIIe siècle lorsque la reconnaissance et la localisation des terres de la mer des Indes ont progressé. Il n’existe, dans le quart sud-ouest de l’océan Indien et aussi loin que l’on descende vers le sud, aucune île qui réponde de manière satisfaisante au signalement de Joao de Lisboa. 

Elle peut être aussi une invention des cartographes portugais pour abuser les concurrents du royaume à l’aube de la grande course impérialiste des puissances européennes. Mais là encore, quel intérêt de maintenir cette fiction quand l’ère portugaise aux Indes touche à sa fin dans le XVIIIe siècle naissant ? Une île volcanique effondrée ? Les géologues volcanologues de la Réunion l’excluent. Les cartes marines n’indiquent aucune formation particulière à la position théorique de Joao de Lisboa. 

À l’époque, la coutume veut que l’on baptise les nouvelles terres du nom du saint du jour de leur découverte ou de celui du capitaine ou du pilote de l’embarcation. Un célèbre pilote portugais, connu pour avoir tenté, l’un des premiers, en 1514, le calcul des longitudes, porte le nom de Joao de Lisboa. Il peut s’agir aussi du roi du Portugal, Jean III le Pieux, signifiant la valeur particulière que l’on accorde à cette île. Ou bien les appellations coutumières ont déjà été utilisées pour nommer des îles voisines : quand Joao de Lisboa apparaît pour la première fois sur une carte, la Réunion s’appelle « Santa Apollonia » (Sainte Apolline, célébrée le 9 février, jour de sa découverte) et Maurice « Do Mascarenhas » du nom du découvreur des Mascareignes. Cette carte, baptisée “ L’anonyme de Munich ”, est datée de 1523 et attribuée au maître cartographe portugais Jorge Reinel.

Faute d’instruments de calcul précis, les cartes des XVIe et XVIIe siècles dessinent des contours relativement fidèles, mais des proportions et des distances fantaisistes. Elles sont conçues à partir de documents plus anciens, arabes, d’après les observations visuelles rapportées par les journaux de bord et en se fondant sur les routes de navigation, souvent erronées, que croyaient suivre les pilotes. Le nombre et l’emplacement des îles changent souvent d’une carte à l’autre. Mais Joao de Lisboa se caractérise par sa permanence : elle est la quatrième île des Mascareignes. 

Sébastien Cabot, pilote de Charles Quint, la dessine en 1544 à la verticale sud de la future île Bourbon sur sa célèbre carte du monde. Bartolomeo Vasso la place au même endroit en 1590. Deux ans plus tard, la mappemonde de Petrus Plancus lui adjoint une sœur, l’île Romere. Les deux îles glissent ensuite vers le sud-est. Mais sur les cartes du Portugais Joao Texeira (1649), de l’anglais John Burston (1655) et du Hollandais Peter Goos (1680), Joao de Lisboa, seule, retrouve sa position initiale. Citons également les cartes de Pierre Descelliers (1550), de Joan Martin (1583), de Jean Guérard (1634), le globe d’Arnoldo Florentio a Langren daté de 1625 et l’atlas du monde de Nicolas Sanson d’Abeville de 1665. Jusqu’à la fin du XVIIIe siècle - et même beaucoup plus tard - l’île Joao de Lisboa figure sur de nombreuses cartes.

Au début du XVIIIe siècle, les Français fixés à Bourbon cherchent à leur tour l’île fantôme. Joao de Lisboa est une préoccupation constante à Bourbon comme le prouve un autre courrier officiel daté de 1710 et envoyé en France. “ Les grands avantages des plantations et des cultures à faire dans l’île de Bourbon sollicitent qu’on les procure, mais on doit en espérer de beaucoup plus considérables de l’île nommée Jean de Lisboa. ” En 1712, un certain M. de Vauvré proposera même au roi de racheter la concession sur l’île de Bourbon « et ses dépendances » accordée en 1664 à la Compagnie des Indes orientales, en difficulté financière. La compagnie s’y opposera, bien entendu, acceptant néanmoins l’éventualité d’une propriété de M. de Vauvré sur « Jean de Lisboa »… dès lors qu’il l’aura trouvée. 

Les comptes rendus expédiés chaque année à Paris témoignent de la force de cette conviction répercutée comme un écho à travers les siècles des découvertes. Une certitude à la mesure de l’enjeu dans le contexte des rivalités européennes : installés à Bourbon, les Français voient en Joao de Lisboa un relais bien mieux situé sur la route des Indes. “ On peut à l’aide de cette île arriver de France à Bengale en cinq mois et revenir de même, si on veut faire un entrepôt à l’île Jean de Lisboa les navires qui partiront de Pondicherry et de Bengale y feront retour en quatre mois […], on ne perdra point six mois par voyage à attendre les moussons et en moins d’un an on aura communication des Indes orientales en Europe. On dit que feu M. le Maréchal d’Estrées a toujours eu cette île en vue pour des desseins proportionnés à son courage et au désir qu’il a toujours eu d’agrandir le commerce des Français dans les Indes orientales. ”

Le mémoire sur l’Isle de Bourbon d’Antoine Boucher, dont c’est un extrait, réunit tout ce que l’on croit savoir en 1710 de cette terre fictive. Il ne fait aucun doute, à le lire, que le témoignage du capitaine Bouynot a ravivé le mythe et fait reculer les sceptiques, nombreux semble-t-il parmi les navigateurs. Avec Bouynot, Joao de Lisboa n’a plus seulement un passé, celui d’une ancienne colonie portugaise, abandonnée “ depuis très longtemps ”, renvoyant aux premiers temps de la présence lusitanienne sur les côtes d’Afrique. Elle a été vue récemment et sa position est confirmée avec une relative précision. 

“ On sait à l’île de Bourbon que des flibustiers s’embarquèrent avec lui (Bouynot), que c’est par leur moyen qu’il découvrît celle de Jean de Lisboa. Le S. Bouynot assure qu’il a tourné cette île, qu’à l’ouest elle a un pic (et) lui a paru chargée de bois fort grands et il l’estime d’environ trente à trente-cinq lieues de circuit […]. Le S. Bouynot assure avoir observé que l’île Jean de Lisboa n’est pas tout à fait nord et sud de l’île de Bourbon, mais qu’elle est au sud quart à l’est en sorte qu’elle est d’un degré plus orientale que Texeira et Van Keulen ne la mettent sur leurs cartes. Le S. Bouynot corrige encore la latitude de l’île d’un degré […] c’est-à-dire qu’elle est située par 27 degrés et demi de la latitude sud et par 77 degrés de longitude. ” 

Page suivante, l’écriture du manuscrit se fait encore plus serrée et sa lecture laisse perplexe. Boucher croit Bouynot. Il explique pourquoi : le marin ne pouvait, selon lui, connaître les cartes de Texeira et de Van Keulen avant sa déposition. Il n’envisage pas la possibilité que Bouynot ait vue d’autres cartes de la mer des Indes. Pour Boucher, Bouynot n’a aucun moyen d’imaginer la position de l’île insaisissable et, pourtant, il la pointe pratiquement à l’endroit où elle figure sur les cartes. Là où il n’y a rien. 

“ Texeira représente dans sa carte l’île Jean de Lisboa sous la figure d’un croissant au lieu que Van Keulen la fait ronde, poursuit l’auteur du Mémoire de 1710. Le S. Bouynot dit l’avoir vue comme Texeira la représente, il y a, dit-il, deux pointes qui sont tournées à l’est laissant entre elles une anse en forme de port avec une petite île dans le milieu […] Enfin, le S. Bouynot assure que, partant de l’île de Bourbon pour l’île Jean de Lisboa, il faut au plus trois jours pour arriver à cette dernière et sept à huit pour se rendre à l’île de Bourbon, ce qui est conforme aux navigations ordinaires des navires français qui […] consomment à peu près ces deux temps-là dans leurs routes pour atteindre la latitude de celle de Jean de Lisboa, et s’ils ne l’ont pas aperçue c’est qu’ils ne l’ont pas cherchée […] n’ayant été chargés que de faire diligence. ”

Onze années passent. Les Français ont pris Mauritius rebaptisée Isle de France. L’existence de Jean de Lisboa reste ancrée dans les esprits. Au point qu’en donnant en 1721 au gouverneur de Bourbon, M. Beauvillier de Courchaut, l’ordre d’en prendre possession, les directeurs de la Compagnie des Indes orientales précisent en désignant le responsable de cette mission : “ Il pourra après qu’elle aura été reconnue, et au défaut de celle de France, s’y établir et y faire transporter tout ce qui aura été destiné pour celle de France, estant d’une conséquence extrême que la Compagnie ait en sa possession l’une ou l’autre de ces deux isles à cause de leur port ”.

Un navire leva-t-il l’ancre à la recherche de cette terre problématique ? Il y en eut plusieurs - celle notamment, infructueuse, du Saint Félix - mais les archives nationales et locales n’ont gardé aucune trace de ces expéditions. Que conclure : les Portugais se sont trompés ou ont menti, Bouynot a inventé une fable ? À la rigueur, le duo Lisboa-Romere figurant sur certaines cartes de la fin du XVIIe siècle peut s’apparenter aux îles Saint-Paul et Amsterdam. À l’appui de cette hypothèse, Amsterdam est en partie ronde et conique et Saint-Paul a la forme d’un croissant. Mais il n’y a ni pic, ni bois « fort grands » sur aucune des deux. À Saint-Paul, un îlot entouré de rochers à fleur d’eau pointe bien, mais à l’extérieur de la passe. Crozet ? De la Réunion, le Marion Dufresne, navire ravitailleur des Terres australes et antarctiques françaises, plus rapide que les navires à voile de l’époque, met cinq à six jours - et non trois - pour rejoindre l’île Crozet, sa première escale. 

En 1547, le navigateur charentais Jean Fonteneau, capitaine pilote de François Ier, racontant sous le pseudonyme de Jean Alphonse le Saintongeois son Voyage adventureux, parle de “ force isles peuplées de gens blancs ” situées au sud-est de Madagascar (“ Il est au Sud-Est et à l’Est Sud-Est, force isles peuplées de gens blancs ; et sont les unes à plus de 130 lieues et les autres plus près ”). En 1547, aucune des îles Mascareignes n’est encore colonisée. Sauf une, nous dit le livre des mystères : Joao de Lisboa… l’île qui n’existe pas.

 

Capitaine de vaisseau de la Compagnie des Indes orientales, Bouynot commanda notamment deux navires durant cette période, Le Marchand des Indes et Le Saint-Louis.

Publié en 1514, le Tratado da agulha de marear de Joao de Lisboa fut le premier règlement des longitudes.

Jean d'Estrées (1624-1707), maréchal de France et vice-amiral.

 

 

Chien de guerre