Ces courts voyages en lecture invitent à flâner, observer, apprendre, guidé par un passé qui a marqué les lieux et qui, bien souvent, nous concerne à travers la colonisation. Ils ont pour ambition de procurer des moments d'évasion, mais aussi d'ouvrir des portes sur le destin des peuples.

Maison Folio

Si on le voulait, on pourrait soulever cette maison pour la transporter ailleurs. Elle a résisté à plus de cent cyclones !

A Hell-Bourg, dans le cirque de Salazie, une petite villa élégante et raffinée est enfouie au fond d’un jardin, devant le rideau vert du rempart du cirque d’où pendent des cordons blancs - des cascades. “ Elle est quelque chose d’authentique du dix-neuvième siècle ” dit de sa maison Raphaël Folio, fondateur de l’association “ Sauvegarde et renouveau d’Hell-Bourg ”. Franchi le portail de fer forgé, monté quelques marches au basalte poreux usé par les pas, une allée rouge de pouzzolane mène à une fontaine en pied soutenant deux vasques superposées ; une petite au-dessus d’une grande. Un mince jet d’eau retombe en gouttelettes agitées par l’air. La maison est à gauche ; blanche, entièrement en bois, portes et fenêtres grandes ouvertes, l’intérieur plongé dans un clair-obscur. Un foisonnement végétal soigneusement entretenu s’unit en voûte au-dessus du dallage conduisant à l’entrée. Une verrière en demi-lune repose sur quatre fins piliers. Elle offre l’agrément d’une pièce extérieure. 

A son aise dans les courbes d’un fauteuil en bois de tamarin, à cannage croisé, Raphaël Folio évoque le Hell-Bourg mondain des dix-neuvième et vingtième siècles. “ Tenue blanche sous casque pour les hommes, ombrelles pour les femmes, car il ne fallait surtout pas bronzer pour ne pas ressembler aux Noirs. ” Une page d’histoire, c’est le préalable à la visite de la maison et du jardin. Les esclaves marrons (fuyards) réfugiés dans le cirque au temps de l’esclavage. La découverte de sources thermales par des chasseurs. La construction au dix-neuvième siècle par le gouverneur Hubert Delisle de la première villa d’été, Bourbonnia, du prénom de sa fille. 

La petite aristocratie et haute bourgeoisie de l’île prend ses quartiers d’été à Salazie. Le hameau de villégiature lui permet d’échapper à la moiteur du littoral pendant la saison des pluies. Une architecture délicate et fantaisiste, de bois peints, blanche ou aux tons pastels, soulignée de frises et de lambrequins, prend corps au cœur de la verdure luxuriante du cirque où se remarquent les touffes élancées des grands bambous. 

“ Toutes ces maisons ont été réalisées par des charpentiers de marine, dans des bois très résistants et selon des techniques de construction de bateau, précise Raphaël Folio. C’est ce qui explique leur solidité. Celle-ci date de 1860. Comme toutes ces maisons de villégiature, qui étaient peu habitées dans l’année, elle est de petit taille, largement ouverte sur l’extérieur. On vit dehors ici. La cuisine, la salle de bains et la salle à manger sont des dépendances. Le logement des invités est également un pavillon séparé. ”

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La visite du jardin s’effectue sous la conduite du fils de Raphaël Folio, Jean-François. Un jardin créole typique par son exubérance, son désordre apparent, ses couleurs, sa surface limitée et sa densité. Autrefois, ces jardins familiaux avaient, en plus de l’agrément, des fonctions de verger et de pharmacie. C’était l’époque où tout devait être puisé dans la nature : la nourriture, les médecines, les bois pour les habitations et le mobilier, etc. Plantes, fleurs, arbustes, plantés en terre ou en pots, se pressent à l’ombre des palmiers et sous les corolles des fougères arborescentes (les fanjans) formant parasols. 

Dans cette petite jungle domestique, on goûte plusieurs choses : un brin de verveine citronnelle, une fleur amère de brède mafane, des pétales un peu sucrés de bégonia… On se lave les mains avec une fleur de camélia prélevée sur un camélia centenaire ; frottée, elle dégage une rosée moussante décapante et parfumée. “ Pendant la Seconde Guerre mondiale, la Réunion était privée de tout. On utilisait les fleurs du camélia comme savon ” confie Jean-François Folio. 

“ C’est le froid qui donne sa couleur à la mandarine ” dit-il devant un mandarinier chargé de fruits. Il prend délicatement sur un doigt, pour la poser sur le sol, une minuscule araignée arpentant la peau d’un fruit. Le parcours mène, derrière la maison, à un atelier d’ébéniste. Jean-François Folio s’y livre à un plaidoyer pour le bambou, ses usages et avantages. Il présente les deux bois dont est faite la maison : grand natte pour les façades et bois de fer pour la charpente, tellement dur qu’on ne peut pas y planter un clou. Tout est ajusté ; c’est le grand art des charpentiers de marine. “ Toutes les parties de la maison sont solidaires, mime Jean-François Folio. Les fondations sont des poutres enfoncées dans la maçonnerie du sol. Si on le voulait, on pourrait soulever cette maison pour la transporter ailleurs. Elle a résisté à plus de cent cyclones ! ”

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C’est par une chambre, disposant d’une entrée indépendante à l’arrière, qu’on pénètre à l’intérieur de la villa. Le parquet gémit. Meublée d’antiquités, cette chambre essaie de reconstituer un cadre du début du vingtième siècle. Mais elle manque d’objets du quotidien pour en restituer vraiment l’atmosphère. Tout paraît trop neuf. Néanmoins, un charme opère. On s’imagine, il y a cent ans, au milieu de cette nature foisonnante, au cœur de l’océan Indien... 

Une psyché est installée entre la porte et une fenêtre garnie de rideaux de dentelle. Dans l’angle de cette fenêtre se tient un berceau, haut de parois. Dans le mur opposé, une alcôve abrite les rayonnages d’une bibliothèque ; les livres sont faux (pour prévenir les vols). Une grande armoire à linge aux battants ouvragés s’élève à côté. L’attraction principale est, en face de cette armoire, le grand lit à baldaquin aux portants noirs damasquinés, recouvert d’un épais édredon qui rappelle la fraîcheur des nuits du cirque. Il est de facture anglaise. Une forte odeur de cire émane des meubles et du parquet. 

Toutes les autres pièces de la maison sont habitées. Le salon ouvrant sur l’entrée principale et la verrière est la plus spacieuse. Longeant le plafond, des lambrequins font pénétrer l’air en hauteur et une lumière égale, naturelle, en tombe. Sur une console, une cloche de cristal à peine visible enveloppe une pendule ancienne, sculptée et dorée à l’or fin, à chiffres latins. Dans le silence d’Hell-Bourg, elle dut rythmer des journées passées à prendre le thé, à bavarder, à lire, à broder… Jean-François Folio est l’auteur des fauteuils créoles du salon. Il retape et entretient, en partie grâce à l’argent des visites, la maison dans laquelle vivent ses parents. 

La visite est terminée. Retour au jardin. Les nuages ont accroché le rempart du cirque, il est temps de partir. Le gravier rouge croasse sous les pas. Le glouglou de la fontaine a la fraîcheur d’une chanson enfantine. La société des plantes assemblée le long de l’allée, le jardin a l’air de raccompagner jusqu’à la sortie. Et sur les marches, le grincement du portail qu’on referme a le ton d’un remerciement poli. On repart, la tête pleine.

La Maison Folio est inscrite à l’inventaire des monuments historiques.

Raphaël Folio est décédé en mars 2018 à l’âge de 95 ans.

 

Sainte-Marie, la bien-aimée

Le roman du Morne Brabant